06 04 21

Quand Perceval revient au châ­teau du Graal, la bouche pleine d’in­ter­ro­ga­tions, il ouvre une à une les portes, fer­mées depuis les siècles, il gué­rit les rois du Graal, les Rois-Pécheurs, les Rois Blessés. Il ouvre la porte de la der­nière chambre : dans l’obs­curité, il découvre le sphinx, et le sphinx lui dit : « Quelle est la réponse ? » « Non, répond Perceval, quelle est la ques­tion ? »

Il y a ceci de com­mun à l’é­nigme du poème de Guil­laume IX et à celle de l’i­mage muette du cor­tège du Graal dans le « roman » de Chrétien de Troyes, qu’au­cune ques­tion n’est posée. Guillaume IX dit : voi­là le néant, le « néant pur » que vous allez entendre ; le Roi-Pécheur montre le Graal qui passe, por­té par la jeune fille. C’est à celui qui voit, c’est à celui qui entend de poser la ques­tion, à laquelle, une fois posée, il n’y aura qu’une réponse pos­sible, la bonne. Mais pour poser la ques­tion qui convient à ce qui est mon­tré, il faut, déjà, savoir. n fa ut être dans l’é­tat de celui qui peut savoir. Il faut, si on est audi­teur de Guillaume IX ou Aimeric de Peguilhan, être de ceux à qui Cavalcanti adres­se­ra sa chan­son « doc­tri­nale », don­na me pre­gha… De ceux qui « entendent », qui « han­no inten­dimento ». Il faut, si on est un audi­teur, un lec­teur de Chré­tien de Troyes, être, comme Perceval doit le deve­nir, en « état » de savoir. Alors, alors seule­ment, la ques­tion se pose­ra d’el­le­-même et aura d’elle-même sa réponse.
On voit que la situa­tion de Perceval est un ren­ver­se­ment de celle d’Œdipe. Il ne faut pas résoudre les énigmes, répon­dre aux ques­tions posées par les sphinx. L’énigme doit res­ter hors ques­tion, autant que hors réponse, sous peine de catas­trophe. Dans le Roman du Graal, la catas­trophe a eu lieu avant, et le monde reste dans le désastre jus­qu’à ce que Perceval soit en mesure de poser la ques­tion. On pour­rait dire que le ren­versement de Chrétien de Troyes, et d’au­tant plus si on admet, ce que je crois vrai­sem­blable, que l’é­nigme a le même « nœud », l’in­ceste, dans les deux cas, consiste à trans­for­mer l’é­nigme en mys­tère, en mys­tères : le et les mys­tères du Graal. On a alors quelque chose qui satis­fait à ces quelques axiomes :
(i) L’énigme épuise les mys­tères.
(ii) Chaque mys­tère s’ap­proche de l’é­nigme.
(iii) Le Système des mys­tères a pour limite l’é­nigme.
(iv) Un mys­tère peut être élu­ci­dé, pas une énigme.

On remar­que­ra aus­si que la Graal-fic­tion ci-des­sus a elle­-même un mys­tère, dont la « solu­tion par allu­sion » est Gertrude Stein.

L’énigme du néant reste énigme. Cela ne tient pas seule­ment aux inten­tions fort éloi­gnées de Guillaume IX ou Pegui­lhan et Chrétien de Troyes, mais à la nature même des deux formes : can­so et roman. Si le « roman » est mons­tra­tion, il est vrai qu’on ne montre pas le « nien »· Le néant ne peut que res­ter énigme.

La Fleur inverse [Ramsay, 1986]
Les Belles Lettres 2009
p. 36–37
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