On perçoit [dans le premier des deux éloges – l’un « ésotérique », l’autre « exotérique » – prononcés en mars 1907, par la même personne, à la mort de Giosuè Carducci, et que Jesi analyse et compare dans ces pages] la nécessité idéologique d’aplatir les différences que l’histoire établit au sein du passé afin de disposer d’une valeur compacte, uniforme, essentiellement indifférenciée. Et l’on perçoit également la conviction qu’il est possible d’entrer en rapport abvec cette valeur en ayant recours à des locutions et des figures de style qui deviendront non sans raison ceux de la rhétorique fasciste : « un visage mâle », « une fierté virile », des « instants historiques fatidiques »… ainsi qu’à ce qui apparaît comme une décantation des formes caducciennes, qui furent souvent tout sauf banales, afin d’en extraire la quintessence de la banalité : « l’énergie indomptable de ce grand », son esprit ailé vole », « la lignée des grands qui ont hissé si haut le nom de l’Italie », « ardente flamme du jeune peuple italien », « mille et mille épées s’entrechoquent »… Tout cela est présenté comme étant le mode légitime de liaison avec le passé, en oppositin au « bavardage poétique des nouveaux Arcadiens », à la mythologie « ornée de fioritures arcadiennes ». Il existe en somme la conviction que parler de cette manière est tout sauf conventionnellement rhétorique (ce qui caractérise en revanche les Arcadiens) ou platement académique (montrons « que les Italiens ne sont pas siscolaires qu’on veut bien le croire, et que nos commémorations ne se résument pas à de grands discours déclamés aujourd’hui pour être dès demain jetés aux oubliettes). Ces banalités sont considérées comme un parler juste, noble et tranchant, précisément parce que derrière elles réside no pas l’histoire de la langue et de la littérature italienne, mais quelque chose de valeur, empilé et indifférencié comme l’est tout ce qui appartient essentiellement au sacré. Mais le sacré n’a ici rien d’ésotérique : tout le public du cercle de culture devant lequel eut lieu la commémoration connaît cette façon de parler l’apprécie comme un parler juste, noble et tranchant, évident et extrêmement courant. Si l’on met de côté les divers degrés de talent oratoire dont chacun dispose, chaque auditeur présent pourrait se lever, prendre la parole et poursuivre sur le même ton.
Il n’y a aucun ésotérisme dans cette sacralité, si ce n’est en un sens très large, qu’il ne faut cependant pas négliger : ce sont les Italiens, et non les étrangers, « les barbares », qui participent au rapport avec cet objet de valeur qu’est le passé ; et en réalité, quoiqu’en dise la théorie, pas tous les Italiens mais seulement ceux disposant de la culture adéquate pour se trouver à leur aise dans les formes de discours conventionnelles de l’orateur. Aux autres, aux ignorants, il faudra donc enseigner les formes récurrentes de ce type de discours : on apprendra aux enfants, dès l’école primaire, que le parler juste est bien celui-ci, afin de faire croître le plus possible le nombre d’Italiens ayant en guise de culture le rapport avec cette pile indifférenciée et sacrée d’objets de valeur qu’est le passé de la patrie. Eux-mêmes deviendront toujours plus culturellement indifférenciés, et feront masse. Le rituel du culte du Soldat Inconnu représente un sacrement typique de cette communion avec la valeur indifférenciée. Il apparaît comme emblématique dans la mesuire où il affirme précisément la correspondance entre l’anonymat et la mort. Sur ce sujet, les textes officiels des années 1920 et des célébrations qui suivirent valent la peine d’être lus. Le motif de la valeur (pas seulement au sens de « valeur » militaire mais également d”« objet de valeur ») indifférenciée dans la mort apparaît comme évident dans ces écrits, à l’instar des tombes de Santa Croce, considérées comme un patrimoine de valeur. Tout l’appareil mis en œuvre pour le choix de la dépouille à inhumer sous l”« Autel de la Patrie » fournit un exemple de ritualisme ésotérique illustrant bien le passage du « luxe spirituel » nationaliste et militariste à celui du fascisme proprement dit, sans trop de scrupules. De ce point de vue, la systématicité des références symboliques et des hiérarchies, décidées avec une minutie d’expert-comtable ès symbole, est édifiante. Une commission fut constituée pour le choix deu corps, composée de deux officiers supérieurs (un général et un colonel), d’un officier subalterne (un lieutenant) et d’un sous-officier (un sergent), tous décorés de la médaille d’or, assistés d’un caporal-chef et d’un simple soldat (qui, étant donnée leur appartenance aux hommes du rang, n’étaient décorés que de la médaille d’argent). Ces messeiurs désignèrent un cadavre pour chacune des onze zones de guerre ; pour le choix des corps, on employa la méthode des petits papiers, mélangés dans une douille de projectile d’artillerie. Quatre officiers (tous décorés de la médaille d’or) accompagnèrent ensuite le long de la nef de la Basilique d’Aquilée la mère d’un homme tombé au combat, qui choisit parmi les onze cercueils celui destiné à l”« Autel de la Patrie ». Au moment de l’inhumation, une médaille d’or, embrassées par Victor Emmanuel III, fut clouée au cercueil à l’aide d’un marteau, lui aussi d’or.
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