26 04 21

On per­çoit [dans le pre­mier des deux éloges – l’un « éso­té­rique », l’autre « exo­té­rique » – pro­non­cés en mars 1907, par la même per­sonne, à la mort de Giosuè Carducci, et que Jesi ana­lyse et com­pare dans ces pages] la néces­si­té idéo­lo­gique d’a­pla­tir les dif­fé­rences que l’his­toire éta­blit au sein du pas­sé afin de dis­po­ser d’une valeur com­pacte, uni­forme, essen­tiel­le­ment indif­fé­ren­ciée. Et l’on per­çoit éga­le­ment la convic­tion qu’il est pos­sible d’en­trer en rap­port abvec cette valeur en ayant recours à des locu­tions et des figures de style qui devien­dront non sans rai­son ceux de la rhé­to­rique fas­ciste : « un visage mâle », « une fier­té virile », des « ins­tants his­to­riques fati­diques »… ain­si qu’à ce qui appa­raît comme une décan­ta­tion des formes caduc­ciennes, qui furent sou­vent tout sauf banales, afin d’en extraire la quin­tes­sence de la bana­li­té : « l’éner­gie indomp­table de ce grand », son esprit ailé vole », « la lignée des grands qui ont his­sé si haut le nom de l’Italie », « ardente flamme du jeune peuple ita­lien », « mille et mille épées s’en­tre­choquent »… Tout cela est pré­sen­té comme étant le mode légi­time de liai­son avec le pas­sé, en oppo­si­tin au « bavar­dage poé­tique des nou­veaux Arcadiens », à la mytho­lo­gie « ornée de fio­ri­tures arca­diennes ». Il existe en somme la convic­tion que par­ler de cette manière est tout sauf conven­tion­nel­le­ment rhé­to­rique (ce qui carac­té­rise en revanche les Arcadiens) ou pla­te­ment aca­dé­mique (mon­trons « que les Italiens ne sont pas sis­co­laires qu’on veut bien le croire, et que nos com­mé­mo­ra­tions ne se résument pas à de grands dis­cours décla­més aujourd’­hui pour être dès demain jetés aux oubliettes). Ces bana­li­tés sont consi­dé­rées comme un par­ler juste, noble et tran­chant, pré­ci­sé­ment parce que der­rière elles réside no pas l’his­toire de la langue et de la lit­té­ra­ture ita­lienne, mais quelque chose de valeur, empi­lé et indif­fé­ren­cié comme l’est tout ce qui appar­tient essen­tiel­le­ment au sacré. Mais le sacré n’a ici rien d’é­so­té­rique : tout le public du cercle de culture devant lequel eut lieu la com­mé­mo­ra­tion connaît cette façon de par­ler l’ap­pré­cie comme un par­ler juste, noble et tran­chant, évident et extrê­me­ment cou­rant. Si l’on met de côté les divers degrés de talent ora­toire dont cha­cun dis­pose, chaque audi­teur pré­sent pour­rait se lever, prendre la parole et pour­suivre sur le même ton.
Il n’y a aucun éso­té­risme dans cette sacra­li­té, si ce n’est en un sens très large, qu’il ne faut cepen­dant pas négli­ger : ce sont les Italiens, et non les étran­gers, « les bar­bares », qui par­ti­cipent au rap­port avec cet objet de valeur qu’est le pas­sé ; et en réa­li­té, quoi­qu’en dise la théo­rie, pas tous les Italiens mais seule­ment ceux dis­po­sant de la culture adé­quate pour se trou­ver à leur aise dans les formes de dis­cours conven­tion­nelles de l’o­ra­teur. Aux autres, aux igno­rants, il fau­dra donc ensei­gner les formes récur­rentes de ce type de dis­cours : on appren­dra aux enfants, dès l’é­cole pri­maire, que le par­ler juste est bien celui-ci, afin de faire croître le plus pos­sible le nombre d’Italiens ayant en guise de culture le rap­port avec cette pile indif­fé­ren­ciée et sacrée d’ob­jets de valeur qu’est le pas­sé de la patrie. Eux-mêmes devien­dront tou­jours plus cultu­rel­le­ment indif­fé­ren­ciés, et feront masse. Le rituel du culte du Soldat Inconnu repré­sente un sacre­ment typique de cette com­mu­nion avec la valeur indif­fé­ren­ciée. Il appa­raît comme emblé­ma­tique dans la mesuire où il affirme pré­ci­sé­ment la cor­res­pon­dance entre l’a­no­ny­mat et la mort. Sur ce sujet, les textes offi­ciels des années 1920 et des célé­bra­tions qui sui­virent valent la peine d’être lus. Le motif de la valeur (pas seule­ment au sens de « valeur » mili­taire mais éga­le­ment d’« objet de valeur ») indif­fé­ren­ciée dans la mort appa­raît comme évident dans ces écrits, à l’ins­tar des tombes de Santa Croce, consi­dé­rées comme un patri­moine de valeur. Tout l’ap­pa­reil mis en œuvre pour le choix de la dépouille à inhu­mer sous l’« Autel de la Patrie » four­nit un exemple de ritua­lisme éso­té­rique illus­trant bien le pas­sage du « luxe spi­ri­tuel » natio­na­liste et mili­ta­riste à celui du fas­cisme pro­pre­ment dit, sans trop de scru­pules. De ce point de vue, la sys­té­ma­ti­ci­té des réfé­rences sym­bo­liques et des hié­rar­chies, déci­dées avec une minu­tie d’ex­pert-com­table ès sym­bole, est édi­fiante. Une com­mis­sion fut consti­tuée pour le choix deu corps, com­po­sée de deux offi­ciers supé­rieurs (un géné­ral et un colo­nel), d’un offi­cier subal­terne (un lieu­te­nant) et d’un sous-offi­cier (un ser­gent), tous déco­rés de la médaille d’or, assis­tés d’un capo­ral-chef et d’un simple sol­dat (qui, étant don­née leur appar­te­nance aux hommes du rang, n’é­taient déco­rés que de la médaille d’argent). Ces mes­seiurs dési­gnèrent un cadavre pour cha­cune des onze zones de guerre ; pour le choix des corps, on employa la méthode des petits papiers, mélan­gés dans une douille de pro­jec­tile d’ar­tille­rie. Quatre offi­ciers (tous déco­rés de la médaille d’or) accom­pa­gnèrent ensuite le long de la nef de la Basilique d’Aquilée la mère d’un homme tom­bé au com­bat, qui choi­sit par­mi les onze cer­cueils celui des­ti­né à l’« Autel de la Patrie ». Au moment de l’in­hu­ma­tion, une médaille d’or, embras­sées par Victor Emmanuel III, fut clouée au cer­cueil à l’aide d’un mar­teau, lui aus­si d’or.

Culture de droite [2011 (1975–1978)]
trad. A. Savona
La Tempête 2021
p. 126–128
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