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[L]e cœur, le noyau dur de l’Exposition de la Révolution fas­ciste (1932–1935) était le Sacrario dei Martiri (Mémorial des Martyrs) qui récu­pé­rait au ser­vice du régime l’au­ra sépul­crale de la rhé­to­rique du Soldat Inconnu, mais qui, en même temps, par manque de style et, si l’on peut dire, de « cha­leur » mytho­lo­gique, res­sem­blait fina­le­ment beau­coup plus à un stand de foire, amé­na­gé avec un sens du détail digne d’un cho­ré­graphe, qu’à un sanc­tuaire ou à une crypte d’une véri­table reli­gion de la mort :

C’est une immense salle, noire comme un cata­falque, sur­plom­bée d’une voûte étoi­lée à inter­valles régu­liers, dont chaque étoile repré­sen­tait un mar­tyr, un mar­tyr fas­ciste. Leurs noms n’é­taient ins­crits nulle part […]. Désormais au ciel, deve­nus légion ano­nyme et sacrée, ils repo­saient sous cette cou­pole de bitume, tan­dis qu’au centre de la salle un pho­no­graphe cou­vert de dra­pe­rie, comme le sont les che­vaux des cor­billards, répé­tait à l’in­fi­ni et en sour­dine « Jeunesse, jeu­nesse ».1

Si l’on s’en tient aux ques­tions de style, il suf­fi­ra de noter que l’hôte offi­ciel du Sacrario trou­vait « génial et déli­cat » le concept (« dont le mérite est à attri­buer au Duce lui-même ») « de rap­pe­ler par l’u­sage du mot « Présent » les grandes ombres des Martyrs, plu­tôt que les réduire aux fron­tières étroites de leurs nom mor­tels ». « Génial » : il s’a­git avant tout d’une « trou­vaille » ; « déli­cat » : la « trou­vaille » est telle qu’elle per­met de com­prendre que le Duce pos­sède non seule­ment un cer­veau brillant, mais éga­le­ment un cœur sen­sible et raf­fi­né. Cette hybri­da­tion entre sté­réo­types héroïques et déli­cates atten­tions est dif­fi­ci­le­ment conci­liable avec les exi­gences d’une mys­tique radi­cale de la mort : encore une fois appa­raît ici cette qua­li­té petite-bour­geoise de la culture fas­ciste qui explique sa fri­lo­si­té envers la mytho­lo­gie. Cela peut sem­bler para­doxal, puisque le fas­cisme a évi­dem­ment fait un usage de maté­riaux mytho­lo­giques ; mais la tech­ni­ci­sa­tion des images mythiques (héroïques, romaines, etc.) opé­rée par le fas­cisme ita­lien a pré­ci­sé­ment toutes les carac­té­ris­tiques d’une fri­lo­si­té fon­da­men­tale, d’une non-par­ti­ci­pa­tion, d’une atti­tude de consom­ma­tion plu­tôt que de dévo­tion : autant d’as­pects en har­mo­nie avec le refus radi­cal, ou du moins l’i­gno­rance radi­cale, de l’es­sence secrète impli­cite dans la pro­duc­tion mytho­lo­gique, quelle que soit sa forme. Le lan­gage mytho­lo­gique du fas­cisme ita­lien – à la dif­fé­rence de ceux d’autres sec­teurs de la droite euro­péenne – est qua­si exclu­si­ve­ment exo­té­rique : il est consti­tué de « trou­vailles » plu­tôt que de rituels à pro­pre­ment par­ler.

  1. Barbara Allason, Mémorie di una anti­fas­cis­ta, 1919–1940, Milan, Edizioni Avanti !, p. 29–30
Culture de droite [2011 (1975–1978)]
trad. A. Savona
La Tempête 2021
p. 51–52
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