09 05 21

Quintane, J’adore apprendre plein de choses

– Qu’est-ce qui fait un bon cours magis­tral, comme ici ? Je dirais que ce qui fait un bon cours magis­tral, c’est d’abord un cli­mat d’hostilité. Si le public est d’avance conquis, si aucune dis­tance ne se creuse entre ce qui sera dit et ce qu’on est dans l’attente d’en-tendre (et je ne parle pas là de sur­prise, je ne parle pas là d’offrande), alors nous demeu­rons dans la flat­te­rie, flat­tons, c’est cette flat­te­rie qui foca­li­se­ra notre atten­tion et non ce qu’elle dit (ou elle plus net­te­ment que ce qu’elle dit). Ici, en ce moment, ce n’est pas l’empathie qu’il faut favo­ri­ser mais un cli­mat d’hostilité.

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C’est pour­quoi nous devons nous pré­mu­nir de toute décep­tion : nous ne devons pas, une fois le cours magis­tral ache­vé, nous plaindre de ce que le public ren­voie une insa­tis­fac­tion, un mécon­ten­te­ment, ni de ce que l’in­ter­mé­diaire entre le public et nous dise que le public n’est pas content, qu’il atten­dait autre chose, etc. Nous devons nous pré­pa­rer à être déçu et même etc. Nous devons nous pré­pa­rer à être déçu et même nous devons être heu­reux de cette décep­tion. Nous ne devons pas sim­ple­ment répri­mer le sou­rire qui vient après un com­pli­ment, nous devons inter­dire le com­pli­ment. Il ne s’a­git pas – ce serait facile – de « ne pas faire comme les autres », c’est-à-dire d’op­po­ser à la quête géné­rale du com­pli­ment, aux dis­po­si­tifs de flat­te­rie, aux cours « par­ti­ci­pa­tifs », de leur oppo­ser ce qui serait sup­po­sé­ment le contraire ; il s’a­git, dans la manière même dont nous pro­cé­dons, d’an­ti­ci­per l’ins­tant où nous céde­rions.

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Nous bru­ta­li­sons tout signe de conni­vence. Par exemple, nous détour­nons le regard froi­de­ment. Nous lais­sons peser un silence de plus de sept secondes (c’est beau­coup). Nous sommes immo­biles pen­dant ce silence. Je crois que le corps, les gestes, sont les pro­duc­teurs du cli­mat d’hos­ti­li­té néces­saire au cours magis­tral que nous don­nons ici. Je crois que le corps, le texte et les gestes sont les outils, où devraient l’être, du cli­mat d’hos­ti­li­té sans lequel il n’y a pas de poé­sie. J’entends qu’une voix agréable, posée, grave ou non-sur­aigüe, sou­tient. Ce type de voix serait en lui-même une gra­ti­fi­ca­tion. Quand la voix est gra­ti­fiante, c’est moins le pro­blème de la voix que le pro­blème de la gra­ti­fi­ca­tion. Hostilité est le timbre de l’a­dresse ; « cli­mat d’hos­ti­li­té » quand l’a­dresse est bien tim­brée.

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Parler depuis le bord, ce qu’on fait habi­tuel­le­ment, ce n’est pas seule­ment se tendre de pré­fé­rence vers ce qui est au-delà du bord, c’est pro­té­ger le bord. Il n’est pas indif­fé­rent que ce soit au moment-même où le bord est en dan­ger qu’on décide d’en brouiller les contours en fai­sant mine de le fran­chir, de sau­ter par-des­sus. En cli­mat d’hos­ti­li­té, il y a un bord depuis lequel voir, c’est-à-dire sur­veiller le poids pesant des regards. Sous le poids pesant des regards nous conti­nuons notre cours – nous savons qu’un cours com­men­cé ne doit pas s’ar­rê­ter, ne peut pas s’ar­rê­ter. Le cours conti­nue donc dans un coup de force, tou­jours ; c’est un coup de force (et non un tour de force) que de pour­suivre dans ces condi­tions. Cette peur du relâ­che­ment, et que nos pau­pières s’en­trouvrent et qu’on dis­tingue sous nos cils une catas­trophe fran­gée, nous la connais­sons bien, cher­chant à l’an­ti­ci­per, inven­tant mille ruses depuis des siècles, l’empire romain, pour en livrer une ver­sion ama­douée. Nous croyons être comme de cou­tume, avoir comme de cou­tume, avan­cer et pro­duire nos gestes cou­tu­miers, mais le moindre recul, pas glis­sé, dos redres­sé, forge et ren­force l’hos­ti­li­té.

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On se modère. On se moder­nise. Heureusement ça ne marche pas. Qu’est-ce qu’un cours modé­ré ? C’est un cours de réforme qui ne vend que de la réforme, se vend comme réforme. On vous fait croire d’a­bord que cette bru­ta­li­té de réforme vient de vous, a été vali­dée par vous, même si vous ne vous sou­ve­nez pas de l’é­poque à laquelle vous l’a­vez vali­dée ni même de l’a­voir vali­dée. En fait, vous ne vous sou­ve­nez de rien, et la façon dont s’est insi­nuée l’i­dée de cette réforme comme le cœur de quelque chose, vous ne vous en sou­ve­nez pas non plus, mais en revanche la bru­ta­li­té, qui n’est pas qu’un sen­ti­ment, ça vous la savez, vous vous l’im­po­sez à vous-même en l’im­po­sant aux autres – quelle parade.

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Toutes les formes forment un réper­toire et ce réper­toire, là, main­te­nant, nous nous aper­ce­vons que nous ne nous le sommes pas appro­prié, que c’est une greffe, que nous sommes si pleins de pro­thèses que nous sommes pro­thé­tiques ; l’en­semble des ensei­gnants est pro­thé­tique, flat­teur, gra­ti­fié. Il ne s’a­git pas de flon­flon­ner mais d’in­di­quer, et pas besoin de cher­cher à convaincre qui­conque puisque l’in­flexion géné­rale se charge de le faire. Du coup, vous décou­vrez qu’in­vi­té ou en situa­tion de cours, on vous réclame l’hos­ti­li­té, on sou­haite ça de vous, on attend du répon­dant et pas seule­ment la fer­me­té lin­guis­tique de l’en­sei­gnant.? On désire l’é­pi­pha­nie d’une langue pleine de gib­bo­si­tés.