19 07 21

Mais je veux par­tir, je veux mon­ter l’es­ca­lier, et dus­sé-je n’a­van­cer que par culbutes. De la socié­té, je me pro­mets tout ce qui me manque, l’or­ga­ni­sa­tion de mes forces sur­tout, aux­quelles ne sau­rait suf­fire le genre d’exas­pé­ra­tion qui consti­tue l’u­nique pos­si­bi­li­té de ce céli­ba­taire de la rue. Pour celui-ci, il est déjà bien content s’il par­vient à main­te­nir sa per­sonne phy­sique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à évi­ter l’in­fluence des autres, bref, s’il conserve tout ce qu’il est pos­sible de conser­ver dans ce monde dis­sol­vant. Mais ce qu’il perd, il essaie de le rega­gner par force, fût-ce trans­for­mé, fût-ce amoin­dri, ne fût-ce même son ancien bien qu’en appa­rence (et c’est le cas la plu­part du temps). Sa nature relève donc du sui­cide, il n’a de dents que pour sa propre chair, et de chair que pour ses propres dents. Car sans un centre, une pro­fes­sion, un amour, une famille, des rentes, c’est-à-dire sans se main­te­nir en gros face au monde – à titre d’es­sai seule­ment, bien sûr, – sans décon­te­nan­cer en quelque sorte le monde grâce à un grand com­plexe de pos­ses­sions, il est impos­sible de se pro­té­ger contre les pertes momen­ta­né­ment des­truc­trices. Ce céli­ba­taire avec ses vête­ments minces, son art des prières, ses jambes endu­rantes, son loge­ment dont il a peur, et avec tout ce qui fait d’autre part son exis­tence mor­ce­lée, appe­lée à res­sor­tir cette fois encore après long­temps, ce céli­ba­taire tient tout cela ras­sem­blé dans ses deux bras, et s’il attrape au petit bon­heur quelque infime bibe­lot, ce ne peut être qu’en en per­dant deux qui lui appar­tiennent. Telle est natu­rel­le­ment la véri­té, une véri­té qu’on ne peut mon­trer aus­si pure nulle part. Car celui qui se pré­sente réel­le­ment en bour­geois accom­pli, celui, donc, qui voyage sur mer dans un bateau avec l’é­cume devant lui et le sillage der­rière, c’est-à-dire tout envi­ron­né de gros effets, à la grande dif­fé­rence de l’homme sur ses quelques bouts de bois qui se heurtent encore les uns les autres et se font cou­ler réci­pro­que­ment, lui, ce mon­sieur et bour­geois n’est pas en moindre dan­ger. Car lui et ses pos­ses­sions ne font pas un, mais deux, et qui­conque brise ce qui les relie le brise du même coup. Nos amis et nous, nous sommes mécon­nais­sables sous ce rap­port, parce que com­plè­te­ment mas­qués ; ain­si, moi, je suis mas­qué pour l’ins­tant par ma pro­fes­sion, par mes souf­frances réelles ou ima­gi­naires, par mes pen­chants lit­té­raires, etc. Mais moi, pré­ci­sé­ment, je sens mon propre fond beau­coup trop sou­vent et avec trop de vio­lence pour pou­voir être satis­fait, fût-ce même à moi­tié. Il me suf­fit de sen­tir ce fond un quart d’heure de suite pour que le monde veni­meux me coule dans la bouche comme l’eau dans l’homme en train de se noyer.
Entre le céli­ba­taire et moi, il n’y a guère de dif­fé­rence pour l’ins­tant, sauf que je puis encore pen­ser à ma jeu­nesse dans mon vil­lage et que, si je le veux ou même sim­ple­ment si ma situa­tion l’exige, je pour­rai peut-être encore me reje­ter de ce côté. Mais le céli­ba­taire n’a rien devant lui et, de ce fait, rien non plus der­rière. Dans l’ins­tant, cela ne fait pas de dif­fé­rence, mais le céli­ba­taire n’a que l’ins­tant. C’est en ce temps que nul aujourd’­hui ne peut plus connaître, car rien ne peut être détruit comme ce temps, c’est en ce temps qu’il a échoué, alors qu’il sen­tait constam­ment son fond comme on prend sou­dain conscience d’une tumeur, qui était bien jusque-là la der­nière des choses appar­te­nant à notre corps, pas même la der­nière puis­qu’elle sem­blait ne pas encore exis­ter, et qui, main­te­nant, et plus que tout ce que nous pos­sé­dions en propre depuis notre nais­sance. Tandis que nous étions bra­qués jusque-là avec notre per­sonne tout entière sur le tra­vail accom­pli par nos mains, sur ce qui est vu par nos yeux et enten­du par nos oreilles, sur les pas faits par nos pieds, nous nous tour­nons subi­te­ment dans la direc­tion oppo­sée, comme une girouette dans la mon­tagne. Au lieu de s’en­fuir en ce temps-là et fût-ce dans cette der­nière direc­tion – la fuite pou­vant seule le main­te­nir sur la pointe de ses pieds et la pointe de ses pieds pou­vant seule le main­te­nir au monde, – il s’est cou­ché comme les enfants qui se couchent çà et là dans la neige en hiver, pour mou­rir de froid. Lui et ces enfants savent bien que c’est leur faute, qu’ils se sont cou­chés ou ont flé­chi d’une manière ou d’une autre, ils savent qu’ils n’au­raient dû le faire à aucun prix, mais ils ne peuvent pas savoir qu’a­près la trans­for­ma­tion qui a lieu main­te­nant en eux dans les champs ou dans la ville, ils oublie­ront toute faute pas­sée et toute contrainte, et qu’ils vont se mou­voir dans ce nou­vel élé­ment comme s’il était le pre­mier. Toutefois, oublier n’est pas le mot qui convient ici. La mémoire de cet homme a aus­si peu souf­fert que son ima­gi­na­tion. Seulement, elles ne peuvent pas dépla­cer les mon­tagnes ; voi­là donc l’homme en dehors de notre peuple, en dehors de notre huma­ni­té, il est conti­nuel­le­ment affa­mé, rien ne lui appar­tient que l’ins­tant, l’ins­tant tou­jours pro­lon­gé de la tor­ture, jamais sui­vi de l’é­tin­celle d’un ins­tant de repos ; il n’a tou­jours qu’une seule chose : ses souf­frances, mais rien sur toute la sur­face de la terre qui puisse se faire pas­ser pour un remède, il n’a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, de point d’ap­pui que ce que peuvent cou­vrir ses deux mains, donc tel­le­ment moins que le tra­pé­ziste de music-hall, pour qui on a encore ten­du un filet en bas.
Nous autres, c’est notre pas­sé et notre ave­nir qui nous tiennent. Nous consa­crons presque toutes nos heures de loi­sir, et com­bien de temps pris sur notre pro­fes­sion, à les faire mon­ter et des­cendre pour les mettre en équi­libre. Ce que le pas­sé a de plus en éten­due, le futur le com­pense par le poids et à leur terme, en effet, ils ne peuvent plus se dis­tin­guer l’un de l’autre ; plus tard, la prime jeu­nesse s’é­claire, comme le futur, et la fin du futur nous est déjà don­née dans tous nos sou­pirs, est déjà le pas­sé. Ainsi se referme presque ce cercle au bord duquel nous mar­chons. Certes, ce cercle nous appar­tient, mais seule­ment tant que nous le tenons ; que nous nous écar­tions de lui une seule fois par suite de quelque absence, d’une dis­trac­tion, d’une frayeur, d’un éton­ne­ment, d’une las­si­tude, et déjà il est per­du dans l’es­pace, nous avions jusque-là le nez plon­gé dans le fleuve du temps, nous recu­lons main­te­nant, nageurs pas­sés, pro­me­neurs actuels, et nous sommes per­dus. Nous sommes en dehors de la loi, per­sonne ne le sait et, pour­tant, cha­cun nous traite en consé­quence.

»Ich will ja weg, will die Treppe hinauf, wenn es sein muß unter Purzelbäumen. Von der Gesellschaft vers­preche ich mir alles, was mir fehlt, die Organisierung mei­ner Kräfte vor allem, denen eine solche Zuspitzung nicht genügt, wie sie die ein­zige Möglichkeit dieses Junggesellen auf der Gasse aus­macht. Dieser ist ja schon zufrie­den, wenn er mit sei­ner, aller­dings schä­bi­gen Körperlichkeit standhält, seine paar Mahlzeiten schützt, Einflüsse ande­rer Menschen ver­mei­det, kurz, so viel behält, als in der auflö­sen­den Welt nur möglich ist. Was er aber ver­liert, das sucht er mit Gewalt, sei es auch verän­dert, ges­chwächt, ja sei es auch nur schein­bar sein frü­heres Eigentum (und das ist es meis­tens), wie­der­zu­be­kom­men. Sein Wesen ist also ein selbstmör­de­risches, es hat nur Zähne fîii das eigene Fleisch und Fleisch nur fur die eige­nen Zähne. Denn ohne einen Mittelpunkt zu haben, ohne einen Beruf, eine Liebe, eine Familie, eine Rente zu haben, das heißt ohne sich im Großen gegenü­ber der Welt, ver­suchs­weise natür­lich nur, zu hal­ten, ohne sie also durch einen großen Komplex an Besitztümern gewis­ser­maßen zu ver­blüf­fen, kann man sich vor augen­bli­ck­lich zerstö­ren­den Verlusten nicht bewah­ren. Dieser Junggeselle mit sei­nen dün­nen Kleidern, sei­ner Betkunst, sei­nen aus­dauern­den Beinen, sei­nei gefurch­te­ten Mietswohnung, sei­nem sons­ti­gen gestü­ckel­ten dies­mal nach lan­ger Zeit wie­der her­vor­ge­ru­fe­nen Wesen, hält alles dies mit bei­den Armen bei­sam­men und muß immer zwei sei­nei Sachen ver­lie­ren, wenn er irgen­deine geringe aufs Geratewoh fängt. Natürlich liegt hier die Wahrheit, die nir­gends so rein zi zei­gende Wahrheit. Denn wer wirk­lich als vol­len­de­ter Bürger auf­tritt, also auf dem Meer in einem Schiff reist, mit Schaum vor sicr und mit Kielwasser hin­ter sich, also mit vie­ler Wirkung ring­she­rum, ganz anders als der Mann auf sei­nen paar Holzstückchen ir den Wellen, die sich noch selbst gegen­sei­tig stoßen und herun­ter-drü­cken — er, die­ser Herr und Bürger, ist in kei­ner klei­ne­ren Gefahr. Denn er und sein Besitz ist nicht eins, son­dern zwei, und wer die Verbindung zer­schlägt, zer­schlägt ihn mit. Wir und unsere Bekannten sind ja in die­ser Hinsicht unkennt­lich, weil wir ganz ver­deckt sind, ich zum Beispiel bin­jetzt ver­deckt von mei­nem Beruf, von mei­nen ein­ge­bil­de­ten oder wirk­li­chen Leiden, von lite­ra­ri­schen Neigungen usw. Aber gerade ich spüre mei­nen Grund viel zu oft und zu stark, als daß ich auch nur halb­wegs zufrie­den sein könnte. Und die­sen Grund brauche ich nur eine Viertelstunde unun­ter­bro­chen zu spü­ren und die gif­tige Welt wird mir in den Mund fließen wie das Wasser in den Ertrinkenden. Zwischen mir und dem Junggesellen ist im Augenblick kaum ein Unterschied, nur daß ich noch an meine Jugend im Dorfe den­ken und viel­leicht, wenn ich will, viel­leicht selbst dann, wenn es nur meine Lage ver­langt, mich dor­thin zurü­ck­wer­fen kann. Der Junggeselle aber hat nichts vor sich und deshalb auch hin­ter sich nichts. Im Augenblick ist kein Unterschied, aber der Junggeselle hat nur den Augenblick. Zu jener Zeit, die heute nie­mand ken­nen kann, denn nichts kann so ver­nich­tet sein wie jene Zeit, zu jener Zeit hat er es ver­fehlt, als er sei­nen Grund dauernd spürte, so wie man plötz­lich an sei­nem Leib ein Geschwür bemerkt, das bisher das Letzte an unse­rem Körper war, ja nicht ein­mal das Letzte, denn es schien noch nicht zu exis­tie­ren, und (das) jetzt mehr als alles ist, was wir seit unse­rer Geburt lei­blich besaßen. Waren wir bisher mit unse­rer gan­zen Person auf die Arbeit unse­rer Hände, auf das Gesehene unse­rer Augen, auf das Gehörte unse­rer Ohren, auf die Schritte unse­rer Füße gerich­tet, so wen­den wir uns plötz­lich ganz ins Entgegengesetzte, wie eine Wetterfahne im Gebirge. Statt nun damals weg­zu­lau­fen, sei es auch in die­ser letz­ten Richtung, denn nur das Weglaufen konnte ihn auf den Fußspitzen und nur die Fußspitzen konn­ten ihn auf der Welt erhal­ten, statt des­sen hat er sich hin­ge­legt, wie sich im Winter hie und da Kinder in den Schnee legen, um zu erfrie­ren. Er und diese Kinder, sie wis­sen ja, daß es ihre Schuld ist, daß sie sich hin­ge­legt oder sonst­wie nach­ge­ge­ben haben, sie wis­sen, daß sie es um kei­nen Preis hät­ten tun dür­fen, aber sie kön­nen es nicht wis­sen, daß sie nach der Veränderung, die jetzt mit ihnen auf den Feldern oder in der Stadt ges­chieht, an ede frü­here Schuld und jeden Zwang ver­ges­sen und daß sie sich in dem neuen Element bewe­gen wer­den, als sei es ihr erstes. Aber Vergessen ist hier kein rich­tiges Wort. Das Gedächtnis dieses Mannes hat eben­so­we­nig gelit­ten wie seine Einbildungskraft. Aber Berge kön­nen sie eben nicht ver­set­zen ; der Mann steht nun ein­mal auße­rhalb unseres Volkes, auße­rhalb unse­rer Menschheit, immer­fort ist er aus­ge­hun­gert, ihm gehört nur der Augenblick, der immer fort­ge­setzte Augenblick der Plage, dem kein Funken eines Augenblicks der Erholung folgt, er hat immer nur eines : seine Schmerzen, aber im gan­zen Umkreis der Welt kein zweites, das sich als Medizin auf­spie­len könnte, er hat nur so viel Boden, als seine zwei Füße brau­chen, nur so viel Halt, als seine zwei Hände bede­cken, also um so viel weni­ger als der Trapezkünstler im Variete, fur den sie unten noch ein Fangnetz auf­gehängt haben. Uns andere, uns hält ja unsere Vergangenheit und Zukunft. Fast allen unse­ren Müßiggang und wie viel von unse­rem Beruf ver­brin­gen wir damit, sie im Gleichgewicht auf- und absch­we­ben zu las­sen. Was die Zukunft an Umfang voraus hat, ersetzt die Vergangenheit an Gewicht, und an ihrem Ende sind ja die bei­den nicht mehr zu unter­schei­den, frü­heste Jugend wird spä­ter hell, wie die Zukunft ist, und das Ende der Zukunft ist mit allen unsern Seufzern eigent­lich schon erfah­ren und Vergangenheit. So schließt sich fast die­ser Kreis, an des­sen Rand wir ent­lang gehn. Nun, die­ser Kreis gehört uns ja, gehört uns aber nur so lange, als wir ihn hal­ten, rücken wir nur ein­mal zur Seite, in irgen­dei­ner Selbstvergessenheit, in einer Zerstreuung, einem Schrecken, einem Erstaunen, einer Ermüdung, schon haben wir ihn in den Raum hinein ver­lo­ren, wir hat­ten bisher unsere Nase im Strom der Zeiten ste­cken, jetzt tre­ten wir zurück, gewe­sene Schwimmer, gegenwär­tige Spaziergänger, und sind ver­lo­ren. Wir sind auße­rhalb des Gesetzes, kei­ner weiß es und doch behan­delt uns jeder danach.«

Journal [1948]
trad. Marthe Robert
Grasset 1954
p. 10–12
1910