19 01 16

Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pen­dant que j’écris ceci sur le peu de place lais­sé libre par les papiers à la sur­face de mon bureau, j’entends pas­ser, dans la rue des Francs-Bourgeois, deux étages plus bas à ma gauche, une voi­ture de livrai­son qui s’arrête devant l’ex-Nicolas, sans doute, à côté de la bou­che­rie Arnoult.

Le moteur tourne, et, tan­dis que j’écoute le bruit des voix et des caisses, vient de s’éloigner invi­si­ble­ment le moment intense d’angoisse et d’hésitation à com­men­cer à écrire ceci, en lignes qui seront noires et ser­rées, aux lettres minus­cules, sans ratures, sans repen­tirs, sans réflexion, sans ima­gi­na­tion, sans impa­tience, sans pro­messes sinon de leur exis­tence assu­rée ligne après ligne sur la page de cahier où je les écris.

Et j’écris seule­ment pour pour­suivre, pour échap­per à l’angoisse qui m’attend dès que je m’interromps, dès que je sus­pends leur pro­gres­sion incer­taine et mal­adroite, pour que ce recom­men­ce­ment, après tant d’inquiétude et de para­ly­sie, ne soit pas à son tour un simple faux départ de l’entreprise de prose à laquelle je m’efforce, vai­ne­ment, depuis tant d’années.

J’écris que l’été a fait un brusque pas en avant, ou que peut-être le ciel, qui ne m’apparaît pas, est seule­ment pour un moment décou­vert, mais la nuit me semble moins entière der­rière les volets de ma fenêtre.

Cela m’inquiète, j’ai besoin d’être dans la nuit finis­sante mais pro­fonde pour trou­ver le cou­rage mini­mal d’avancer, même inuti­le­ment, ceci.

Mais il est vrai, et com­ment pour­rait-il en être autre­ment, que désor­mais tout m’inquiète, me décou­rage, pour ne pas employer de mots plus vio­lents.

Pour ce matin de recom­men­ce­ment, je me suis pré­pa­ré à l’obscurité finis­sante (trois heures du matin, solaires) : je me suis obli­gé, depuis plu­sieurs matins sem­blables, à m’accoutumer à l’idée de rem­plir régu­liè­re­ment et len­te­ment de lignes noires ces pages, sous le cône de la lampe noire qui serait, comme il va l’être, comme il est en train de l’être, len­te­ment com­bat­tu, affai­bli, brouillé, enva­hi par la clar­té insi­dieuse qui se déverse len­te­ment du ciel invi­sible dans la rue.

Et, par l’accumulation de tels matins inter­chan­geables, le cahier et la lampe tou­jours au même endroit, le jour venant tou­jours sem­bla­ble­ment diluer, trou­bler, emmê­ler, immer­ger le cercle d’isolement où je fais effort, un peu plus tôt seule­ment chaque jour­née vers l’été, un peu plus tard ensuite jusqu’à l’automne, et l’hiver, et ain­si de suite, je conser­ve­rai aus­si intacte et inchan­gée que pos­sible l’impulsion du moment ini­tial que je rap­porte ici pen­dant qu’il passe.

Dans cet inter­valle, entre l’instant d’avant l’aube où je me met­trai à bou­ger du noir sous la lampe et celui où, mal­gré les volets, la lumière du jour emplis­sant le car­re­four dis­sou­dra fina­le­ment le jaune élec­trique sur le papier, dans cet inter­valle quo­ti­dien de ma vie main­te­nant vide, j’écrirai.

Le grand incen­die de Londres
chap. 1 : La lampe
Seuil 1989
p. 13–14