Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pendant que j’écris ceci sur le peu de place laissé libre par les papiers à la surface de mon bureau, j’entends passer, dans la rue des Francs-Bourgeois, deux étages plus bas à ma gauche, une voiture de livraison qui s’arrête devant l’ex-Nicolas, sans doute, à côté de la boucherie Arnoult.
Le moteur tourne, et, tandis que j’écoute le bruit des voix et des caisses, vient de s’éloigner invisiblement le moment intense d’angoisse et d’hésitation à commencer à écrire ceci, en lignes qui seront noires et serrées, aux lettres minuscules, sans ratures, sans repentirs, sans réflexion, sans imagination, sans impatience, sans promesses sinon de leur existence assurée ligne après ligne sur la page de cahier où je les écris.
Et j’écris seulement pour poursuivre, pour échapper à l’angoisse qui m’attend dès que je m’interromps, dès que je suspends leur progression incertaine et maladroite, pour que ce recommencement, après tant d’inquiétude et de paralysie, ne soit pas à son tour un simple faux départ de l’entreprise de prose à laquelle je m’efforce, vainement, depuis tant d’années.
J’écris que l’été a fait un brusque pas en avant, ou que peut-être le ciel, qui ne m’apparaît pas, est seulement pour un moment découvert, mais la nuit me semble moins entière derrière les volets de ma fenêtre.
Cela m’inquiète, j’ai besoin d’être dans la nuit finissante mais profonde pour trouver le courage minimal d’avancer, même inutilement, ceci.
Mais il est vrai, et comment pourrait-il en être autrement, que désormais tout m’inquiète, me décourage, pour ne pas employer de mots plus violents.
Pour ce matin de recommencement, je me suis préparé à l’obscurité finissante (trois heures du matin, solaires) : je me suis obligé, depuis plusieurs matins semblables, à m’accoutumer à l’idée de remplir régulièrement et lentement de lignes noires ces pages, sous le cône de la lampe noire qui serait, comme il va l’être, comme il est en train de l’être, lentement combattu, affaibli, brouillé, envahi par la clarté insidieuse qui se déverse lentement du ciel invisible dans la rue.
Et, par l’accumulation de tels matins interchangeables, le cahier et la lampe toujours au même endroit, le jour venant toujours semblablement diluer, troubler, emmêler, immerger le cercle d’isolement où je fais effort, un peu plus tôt seulement chaque journée vers l’été, un peu plus tard ensuite jusqu’à l’automne, et l’hiver, et ainsi de suite, je conserverai aussi intacte et inchangée que possible l’impulsion du moment initial que je rapporte ici pendant qu’il passe.
Dans cet intervalle, entre l’instant d’avant l’aube où je me mettrai à bouger du noir sous la lampe et celui où, malgré les volets, la lumière du jour emplissant le carrefour dissoudra finalement le jaune électrique sur le papier, dans cet intervalle quotidien de ma vie maintenant vide, j’écrirai.