31 12 17

Depuis que la scien­ti­fi­ci­té s’est don­né des lieux propres et appro­priables par des pro­jets ration­nels capables de poser déri­soi­re­ment leurs pro­cé­dures, leurs objets for­mels et les condi­tions de leur fal­si­fi­ca­tion, depuis qu’elle s’est fon­dée comme une plu­ra­li­té de champs limi­tés et dis­tincts, en somme depuis qu’elle n’est plus de type théo­lo­gique, elle a consti­tué le tout comme son reste, et ce reste est deve­nu ce que nous appe­lons la culture.
Ce cli­vage orga­nise la moder­ni­té. Il la découpe en insu­la­ri­tés scien­ti­fiques domi­nantes sur un fond de « résis­tances » pra­tiques et de sym­bo­li­sa­tions irré­duc­tibles à de la pen­sée. Même si l’ambition de « la science » vise à conqué­rir ce « reste » à par­tir des espaces où s’exercent les pou­voirs de nos savoirs, même si, pour pré­pa­rer la réa­li­sa­tion entière de cet empire, des recon­nais­sances inven­to­rient déjà les régions fron­ta­lières et lient ain­si le clair à l’obscur (ce sont les dis­cours gris de sciences mixtes dites « humaines », récits d’expéditions qui tendent à rendre assi­mi­lables – sinon pen­sables – et à repé­rer les nuits de la vio­lence, de la super­sti­tion et de l’altérité : his­toire, anthro­po­lo­gie, patho­lo­gie, etc.), la cou­pure que les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques ont pro­duite entre langues arti­fi­cielles d’une opé­ra­ti­vi­té régu­lée et par­lers du corps social n’a jamais ces­sé d’être un foyer de guerres ou de com­pro­mis. Cette ligne de par­tage, d’ailleurs chan­geante, demeure stra­té­gique dans les com­bats pour accroître ou contes­ter les pou­voirs des tech­niques sur les pra­tiques sociales. Elle sépare les langues arti­fi­cielles qui arti­culent les pro­cé­dures d’un savoir spé­ci­fié et les langues natu­relles qui orga­nisent l’activité signi­fiante com­mune.
Quelques-uns de ces débats (qui concernent pré­ci­sé­ment la rela­tion de chaque science à la culture) peuvent être pré­ci­sés, et leurs issues pos­sibles, indi­quées, par deux per­son­nages qui s’y trouvent affron­tés, curieu­se­ment proches et anti­no­miques : l’expert et le phi­lo­sophe. Tous deux ont tâche de média­teurs entre un savoir et la socié­té, le pre­mier en tant qu’il intro­duit sa spé­cia­li­té dans l’aire plus vaste et com­plexe de déci­sions socio­po­li­tiques, le second en tant qu’il réins­taure, rela­ti­ve­ment à une tech­nique par­ti­cu­lière (mathé­ma­tique, logique, psy­chia­trie, his­toire, etc.) la per­ti­nence d’interrogations géné­rales. Chez l’expert, une com­pé­tence se mue en auto­ri­té sociale ; chez le phi­lo­sophes, les ques­tions banales deviennent un prin­cipe de soup­çon dans un champ tech­nique. Le rap­port ambi­gu (tan­tôt de fas­ci­na­tion, tan­tôt de rejet) que le phi­lo­sophe entre­tien avec l’expert semble d’ailleurs sous-tendre sou­vent ses démarches : tan­tôt les entre­prises phi­lo­so­phiques visent avec envie la réa­li­sa­tion de leur ancienne uto­pie par l’expert (sou­te­nir au nom d’une scien­ti­fi­ci­té spé­ci­fique le pas­sage à des pro­blèmes d’ensemble), tan­tôt, défaites par l’histoire mais rebelles, elles se détournent de ce qui leur est enle­vé pour accom­pa­gner dans son exil (ô mémoires, ô trans­gres­sions sym­bo­liques, ô royaumes incons­cients) le Sujet, roi d’hier, aujourd’hui chas­sé d’une socié­té tech­no­cra­tique.

L’invention du quo­ti­dien
t. 1 « arts de faire »
Folio essai 1990
p. 20–21
division du travail expert philosophe prophétariat