Depuis que la scientificité s’est donné des lieux propres et appropriables par des projets rationnels capables de poser dérisoirement leurs procédures, leurs objets formels et les conditions de leur falsification, depuis qu’elle s’est fondée comme une pluralité de champs limités et distincts, en somme depuis qu’elle n’est plus de type théologique, elle a constitué le tout comme son reste, et ce reste est devenu ce que nous appelons la culture.
Ce clivage organise la modernité. Il la découpe en insularités scientifiques dominantes sur un fond de « résistances » pratiques et de symbolisations irréductibles à de la pensée. Même si l’ambition de « la science » vise à conquérir ce « reste » à partir des espaces où s’exercent les pouvoirs de nos savoirs, même si, pour préparer la réalisation entière de cet empire, des reconnaissances inventorient déjà les régions frontalières et lient ainsi le clair à l’obscur (ce sont les discours gris de sciences mixtes dites « humaines », récits d’expéditions qui tendent à rendre assimilables – sinon pensables – et à repérer les nuits de la violence, de la superstition et de l’altérité : histoire, anthropologie, pathologie, etc.), la coupure que les institutions scientifiques ont produite entre langues artificielles d’une opérativité régulée et parlers du corps social n’a jamais cessé d’être un foyer de guerres ou de compromis. Cette ligne de partage, d’ailleurs changeante, demeure stratégique dans les combats pour accroître ou contester les pouvoirs des techniques sur les pratiques sociales. Elle sépare les langues artificielles qui articulent les procédures d’un savoir spécifié et les langues naturelles qui organisent l’activité signifiante commune.
Quelques-uns de ces débats (qui concernent précisément la relation de chaque science à la culture) peuvent être précisés, et leurs issues possibles, indiquées, par deux personnages qui s’y trouvent affrontés, curieusement proches et antinomiques : l’expert et le philosophe. Tous deux ont tâche de médiateurs entre un savoir et la société, le premier en tant qu’il introduit sa spécialité dans l’aire plus vaste et complexe de décisions sociopolitiques, le second en tant qu’il réinstaure, relativement à une technique particulière (mathématique, logique, psychiatrie, histoire, etc.) la pertinence d’interrogations générales. Chez l’expert, une compétence se mue en autorité sociale ; chez le philosophes, les questions banales deviennent un principe de soupçon dans un champ technique. Le rapport ambigu (tantôt de fascination, tantôt de rejet) que le philosophe entretien avec l’expert semble d’ailleurs sous-tendre souvent ses démarches : tantôt les entreprises philosophiques visent avec envie la réalisation de leur ancienne utopie par l’expert (soutenir au nom d’une scientificité spécifique le passage à des problèmes d’ensemble), tantôt, défaites par l’histoire mais rebelles, elles se détournent de ce qui leur est enlevé pour accompagner dans son exil (ô mémoires, ô transgressions symboliques, ô royaumes inconscients) le Sujet, roi d’hier, aujourd’hui chassé d’une société technocratique.
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Certeau, L’invention du quotidien
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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 20–21