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Quelles qu’en soient les rai­sons, les bonnes, les mau­vaises, les gra­ve­ment soup­çon­nables, les hau­te­ment condam­nables, quoique ne par­lant que de moi ou, du moins, qu’à par­tir de moi, je n’ai pas envie de par­ler de moi.
J’ai, dès l’enfance, accor­dé une atten­tion déme­su­rée, moins tou­te­fois à ma per­sonne qu’à la ques­tion de savoir quelle atten­tion il conve­nait que j’accordasse à ma per­sonne.
J’ai, conjoin­te­ment, accor­dé mon atten­tion moins à mes vête­ments qu’à la ques­tion de savoir quelle atten­tion il conve­nait que j’accordasse à mes vête­ments.
J’ai, par la suite, réso­lu de la sorte, l’une et l’autre de ces ques­tions : il convient d’accorder et à sa per­sonne et à ses vête­ments exac­te­ment ce qu’il faut d’attention pour être en mesure de n’y plus pen­ser.
J’ai fait un pas de plus : les vête­ments et la per­sonne sont une seule et même chose, ce que je peux choi­sir d’énoncer en latin : enim est unum ues­tis cum ues­ti­to ; « l’habit fait le moi », for­mule qu’on a pu lire ailleurs sous ma plume, n’exprime en revanche qu’une part d’une pen­sée plus soli­de­ment tenue sous la forme : la per­sonne, cette défroque.
Chacun est, ou peut être, sur la consi­dé­ra­tion de la per­sonne qu’il est à même de se savoir ne pas être, le cri­tère de la néga­tion de toute per­sonne.
L’expérience, tou­te­fois, per­siste à démen­tir la presque cer­ti­tude, la forte pré­somp­tion intel­lec­tuelle : per­sonne n’est une per­sonne.
De la non-per­sonne que l’on se mesure être – d’une incom­men­su­ra­bi­li­té à tout nom­mable –, ne devrait-il pas s’ensuivre le non-être per­sonne de tout autre ?
Je vous crois, je vais vous croire, ou, du moins, je vais faire comme si je vous croyais, lorsque vous croyez que je suis une per­sonne, puisque je vois bien que je crois que vous-mêmes êtes des per­sonnes, puisque je par­viens à le croire, et alors même que je crois que je ne fais que le croire, alors même que je sais, ou que je crois savoir, sur mon exemple, qu’une per­sonne, que ce qui paraît sous ce jour, est d’abord tout autre chose, est prin­ci­pa­le­ment tout autre chose.
C’est cela, une per­sonne. Ou : et moi aus­si, je suis une per­sonne.
(L’excès logique des étapes est néces­saire à une adhé­sion qui demeure mena­cée.)
Quelle per­sonne, auprès, est une ques­tion très secon­daire.
La honte est habile à faire son trou : quelqu’un que je vois, deve­nu une épave, et que j’ai connu dans sa digni­té, je ne suis pas abso­lu­ment cer­taine de ne pas devoir avoir honte de n’être pas moi-même deve­nue cette épave (ain­si, ici, tou­te­fois, essen­tia­li­ser la honte – ce qui me vient aisé­ment : la honte, je la vois volon­tiers figure, debout, solen­nelle, ecto­plas­mique, à la fois, avec d’amples gestes hagards, et insis­tante ; fai­sant son trou, cepen­dant, c’est lar­vaire, plu­tôt ; ou étant ce trou –, voi­là qui déborde et déforme ce qui accepte de se dire d’un devoir et de man­que­ments demeu­rés incer­tains y ayant eu à vivre, y ayant eu le fait de vivre ; ne peut, en effet, s’exclure la ques­tion : fal­lait-il vivre ?).
La troi­sième per­sonne pro­duit d’autres effets que d’illusoire dédoua­ne­ment. La troi­sième per­sonne se sert de moi pour pro­duire un per­son­nage. Elle ne vise pas à tant de pré­ci­sion que je n’en requiers ten­tant de poser pour moi un pro­blème non pas, au reste, exac­te­ment pri­vé, mais très lar­ge­ment impli­quant qui je suis. Encore ne me posé-je ce pro­blème qu’en vue, et plu­tôt que de le résoudre (comme je l’ai lais­sé entendre, je tiens de la vie, et de sa durée, que la durée de la vie le résout ; la vie est exem­plaire), de dis­tin­guer jusqu’où ce pro­blème est le mien, n’est que moi ; jusqu’où il me dépasse, et quels choix s’ensuivent.
La troi­sième per­sonne se satis­fait d’un pre­mier énon­cé sitôt que se donne plau­sible qui­conque (soit cette troi­sième per­sonne même) de qui il pour­rait appa­raître comme vrai. De ce que je suis, dit-elle par exemple, sous le seul cha­pitre de ma digni­té, je n’éprouve pas de honte. Elle n’ira pas jusqu’à pen­ser que celle-là, si digne, donc, et si satis­faite de soi, fasse un per­son­nage, sans doute, d’une belle por­tée roma­nesque, de quoi elle ne s’inquiète pas, tablant sur la fic­tion, et qu’elle vien­dra pour lui régler son compte (or la fic­tion, regret­ta­ble­ment, tarde).
N’ajouterait roma­nes­que­ment rien qu’elle croie devoir se deman­der en outre : non, vrai­ment ? jamais ? pas de honte ? Et cette ampleur, jadis, des ciels noc­turnes, quand tu croyais que tu ris­quais ta vie, que vivre était ris­quer, moins bra­vant la mort, encore que la bra­vant, que t’imaginant brû­ler tes vais­seaux, quoique ce fût ne brû­ler rien, brû­ler si peu, titres à peine de menue gloire, ni que ce ne fussent vais­seaux, som­brer t’imaginant, jadis, et te perdre (car c’est l’intention qui compte), et face à l’épave, aujourd’hui, au moins soup­çon­nant – pour, non moins, tôt, arguer, d’ailleurs pro­bables, conti­nuées, de quelque veu­le­rie, ou pas­si­vi­té de vic­time –, anté­rieure, l’héroïque.

Quelque membre de notre Cercle
P.O.L 2021
p. 113–117