05 03 22

Mémoire, Quelque membre de notre Cercle

Dernière en grec (sep­tième ex æquo). Devant ma honte, ma stu­peur. Je n’avais donc jamais eu honte ? J’avais vu la honte des autres, je les avais vus être en situa­tion hon­teuse. Et main­te­nant, mon tour était venu. La dou­leur, tou­te­fois – c’était la dou­leur qui m’étonnait : que ce fût une dou­leur, et qu’elle mon­tât en moi, fût en moi, fût moi, au lieu que je m’étais atten­due à por­ter ma honte comme un vête­ment peu seyant. L’expérience, disons, des chaus­settes hautes (beau­coup de jeunes filles, à l’âge que j’avais alors, por­taient des bas) : je réprou­vais qu’on condam­nât quelqu’un à por­ter des chaus­settes hautes quand ses jambes étaient deve­nues trop longues ; les regards iro­niques, tou­te­fois, d’ailleurs les chaus­settes elles-mêmes, encore que col­lant à la peau, tout cela, c’était du dehors. Voici que tout à coup quelque chose était dedans, quoique étran­ger, et dont je ne vou­lais pas. Ou plus jus­te­ment : je vou­lais bien avoir honte, je ne vou­lais pas être honte. Or je l’étais. J’avais même le sen­ti­ment de n’avoir jamais réel­le­ment été avant d’être honte : j’ai honte, donc je suis.
Essai de recons­ti­tu­tion : pour mes condis­ciples, il y a quelqu’un qui n’est aucune d’elles (hors l’ex æquo, mais c’est son habi­tude), et qui est der­nière en grec ; tout spé­cia­le­ment, il y a un corps qui n’est pas le leur qui est le corps de celle qui est der­nière en grec, et un nom n’est pas le leur qui est le nom qui va avec ce corps ; mais moi seule j’éprouve ce que c’est qu’être celle qui est celle-là (je ne dis pas seule­ment être celle-là ; ce que j’entends par être celle qui est celle-là, c’est n’avoir pas refuge hors d’elle ; c’est être celle qui est, quoique per­sis­tant à l’éprouver comme étran­gère, empri­son­née dans (celle qui est) cette honte).
Tout le monde sait que qui a mon corps et porte mon nom, celle-là est der­nière en grec, mais il n’y a que moi qui sache que c’est moi qui ai ce corps et qui porte ce nom (m’éprouve ayant l’un, por­tant l’autre). Qu’est-ce que cela pour­rait me faire de savoir que c’est qui a mon corps et qui porte mon nom qui est der­nière en grec, n’était qu’il n’y a per­sonne hors moi pour avoir ce corps et pour por­ter ce nom ? (Le rai­son­ne­ment que, qua­dra­gé­naire, j’essaie de recons­ti­tuer tant bien que mal, et qui avait pour fin de me dis­so­cier de ma honte, ce rai­son­ne­ment sem­blait impa­rable à mes qua­torze ans, bien que d’une totale inef­fi­ca­ci­té pra­tique.)
Et : ce n’est pas de chance, pen­saient à peu près mes qua­torze ans, moi qui, d’ordinaire, suis si peu qui porte mon nom, qu’il me faille jus­te­ment me trou­ver l’être plei­ne­ment (ou presque), lorsque por­ter mon nom n’est qu’être la honte de qui porte mon nom.