Dernière en grec (septième ex æquo). Devant ma honte, ma stupeur. Je n’avais donc jamais eu honte ? J’avais vu la honte des autres, je les avais vus être en situation honteuse. Et maintenant, mon tour était venu. La douleur, toutefois – c’était la douleur qui m’étonnait : que ce fût une douleur, et qu’elle montât en moi, fût en moi, fût moi, au lieu que je m’étais attendue à porter ma honte comme un vêtement peu seyant. L’expérience, disons, des chaussettes hautes (beaucoup de jeunes filles, à l’âge que j’avais alors, portaient des bas) : je réprouvais qu’on condamnât quelqu’un à porter des chaussettes hautes quand ses jambes étaient devenues trop longues ; les regards ironiques, toutefois, d’ailleurs les chaussettes elles-mêmes, encore que collant à la peau, tout cela, c’était du dehors. Voici que tout à coup quelque chose était dedans, quoique étranger, et dont je ne voulais pas. Ou plus justement : je voulais bien avoir honte, je ne voulais pas être honte. Or je l’étais. J’avais même le sentiment de n’avoir jamais réellement été avant d’être honte : j’ai honte, donc je suis.
Essai de reconstitution : pour mes condisciples, il y a quelqu’un qui n’est aucune d’elles (hors l’ex æquo, mais c’est son habitude), et qui est dernière en grec ; tout spécialement, il y a un corps qui n’est pas le leur qui est le corps de celle qui est dernière en grec, et un nom n’est pas le leur qui est le nom qui va avec ce corps ; mais moi seule j’éprouve ce que c’est qu’être celle qui est celle-là (je ne dis pas seulement être celle-là ; ce que j’entends par être celle qui est celle-là, c’est n’avoir pas refuge hors d’elle ; c’est être celle qui est, quoique persistant à l’éprouver comme étrangère, emprisonnée dans (celle qui est) cette honte).
Tout le monde sait que qui a mon corps et porte mon nom, celle-là est dernière en grec, mais il n’y a que moi qui sache que c’est moi qui ai ce corps et qui porte ce nom (m’éprouve ayant l’un, portant l’autre). Qu’est-ce que cela pourrait me faire de savoir que c’est qui a mon corps et qui porte mon nom qui est dernière en grec, n’était qu’il n’y a personne hors moi pour avoir ce corps et pour porter ce nom ? (Le raisonnement que, quadragénaire, j’essaie de reconstituer tant bien que mal, et qui avait pour fin de me dissocier de ma honte, ce raisonnement semblait imparable à mes quatorze ans, bien que d’une totale inefficacité pratique.)
Et : ce n’est pas de chance, pensaient à peu près mes quatorze ans, moi qui, d’ordinaire, suis si peu qui porte mon nom, qu’il me faille justement me trouver l’être pleinement (ou presque), lorsque porter mon nom n’est qu’être la honte de qui porte mon nom.
05 03 22