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Janet, Les obsessions et la psychasthénie

Voici une rumi­na­tion de Ger…, une femme du peuple très peu ins­truite. Une après-midi de jeu­di, elle songe à pré­pa­rer le dîner et prend un pot afin d’al­ler chez la frui­tière ache­ter pour quelques sous de bouillon. Elle s’ar­rête sur l’es­ca­lier avec la pen­sée qu’il faut réflé­chir un moment s’il n’y a rien de répré­hen­sible à ache­ter du bouillon chez la frui­tière (manie de pré­ci­sion) : « en géné­ral non, mais c’est aujourd’­hui jeu­di, il faut faire atten­tion à ce détail : qu’est-ce que la frui­tière va pen­ser en lui voyant ache­ter du bouillon aujourd’­hui (manie de l’in­ter­ro­ga­tion) ? Si elle croit que c’est pour faire la soupe ce soir, il n’y a pas grand mal, mais on peut sup­po­ser que la frui­tière croi­ra autre chose (manie des sup­po­si­tions) ; elle croi­ra peut-être que je veux en faire une soupe pour demain ven­dre­di. Si elle sup­pose cela elle va être scan­da­li­sée à cause de moi : c’est bien ma nature de don­ner tou­jours aux autres le mau­vais exemple (obses­sion cri­mi­nelle) : si j’ai fait croire cela à la frui­tière j’ai com­mis un acte qui en lui-même ne paraît pas très grave mais qui est hor­rible par sa signi­fi­ca­tion ; cela signi­fie que je me moque du bon Dieu (manie du sym­bole). Toute la ques­tion revient à savoir si la frui­tière peut sup­po­ser que je man­ge­rai mon brouillon demain plu­tôt que ce soir. Comment fera-t-elle une pareille sup­po­si­tion ? En réflé­chis­sant à ce qui pour­ra me res­ter dans mon garde-man­ger pour la soupe de ce soir. La der­nière fois que je l’ai vue, c’est-à-dire hier matin, lui ai-je don­né à pen­ser qu’il me res­tait de la soupe pour jeu­di soir, quelle parole lui ai-je bien pu dire hier matin (manie des recherches dans le pas­sé et embran­che­ment d’i­dées). » La voi­ci main­te­nant qui tra­vaille à se remé­mo­rer tout ce qu’elle avait pu dire à la frui­tière, mal­heu­reu­se­ment le sou­ve­nir ne revient pas assez com­plet et elle finit par se dire « que si la frui­tière lui a fait un moment mau­vais visage, c’é­tait qu’elle lui avait dit quelque chose d’ex­tra­or­di­naire, mais voi­là, la frui­tière lui a‑t-elle fait un moment mau­vais visage, impos­sible de le savoir avec pré­ci­sion…, non, déci­dé­ment le mieux c’est de deman­der conseil au mari ; mais le mari va répondre, c’est sûr : tu m’embêtes avec ton ven­dre­di ; et le seul résul­tat, c’est qu’elle aura four­ni à son mari l’oc­ca­sion de dire de mal du bon Dieu, la voi­là bien qui scan­da­lise tout le monde ; quel hor­rible état cri­mi­nel est le sien. Vraiment tout vau­drait mieux que ce crime per­pé­tuel et si Dieu lui accor­dait de ne plus scan­da­li­ser tout le monde, elle lui pro­met­trait bien de faire n’im­porte quoi. Mais si Dieu lui demande de tuer sa petite-fille (manie des pactes), il peut le deman­der puisque c’est l’en­fant d’une mère cou­pable qui sera cou­pable comme elle. Vaut-il mieux conti­nuer à scan­da­li­ser tout le monde ou consen­tir à tuer sa petite fille avec un cou­teau de cui­sine…, etc. ? » Trois heures après le début de ces belles réflexions, le mari rentre chez lui et trouve Ger… sur le palier de l’es­ca­lier, son pot vide à la main : elle n’a­vait pas pu se déci­der ni à aller chez la frui­tière, ni à ren­trer chez elle en renon­çant à faire cette soupe