05 12 21

Pendant que je rou­lais avec le corps de mon frère, en train de se décom­po­ser légè­re­ment, tous deux trim­ba­lés sur l’autoroute, j’écoutais l’Incarnatus est de la plus belle des messes de Haydn. Ce petit bout de musique chan­tée pré­ten­dait opé­rer en quelques minutes un miracle : Et homo fac­tus est. Un homme ? Une femme ? Un être humain prend corps devant nous. Et par paliers, ça s’incarne, c’est fait. Ça n’arrête pas de naître, des fleurs s’ouvrent en accé­lé­ré, la peau se construit et les yeux s’ouvrent. Ça se fabrique sous nos yeux.

Ça donne des forces. Il faut au moins trois voix entre­la­cées pour réus­sir ce pro­dige. Surenchérir dans l’aigu, atta­quer à l’ultrabasse sur le flanc gauche, reve­nir au centre pour se frayer un nou­veau che­min inédit. On dirait que la musique cherche une issue — comme l’eau qui s’insinue dans la moindre fente et pro­fite de décli­vi­tés minus­cules pour se trans­for­mer en petits tor­rents. À force d’explorations, elle touche suc­ces­si­ve­ment des points comme on le fait avec un corps que l’on soigne en le per­çant d’aiguilles. On dirait qu’une zone a été iso­lée par les notes qui pré­cèdent, comme si vous explo­riez l’ensemble d’un être en réser­vant un endroit — cette zone fini­ra par crier pour qu’on la touche

Ici.

Encore !

Quelle obs­ti­na­tion. La musique nous prend par la main. Elle exé­cute son pro­gramme les yeux fer­més — elle, au moins, connaît sa fin. Elle s’accorde par­fai­te­ment avec le pay­sage dérou­lé par la vitre. Elle sait que ça marche tou­jours. C’est son métier.

La nuit, avec un peu d’entraînement, je peux me glis­ser dans cette scène sans trop d’efforts. J’y reviens à volon­té. Je peux même emprun­ter mon corps d’avant ; il suf­fit de quelques points d’appui : le contact du bois du cer­cueil, la cha­leur extrême par la vitre abais­sée, la che­mise blanche aux manches rele­vées, les deux hommes en noir silen­cieux à l’avant — et cette musique en boucle : Et homo fac­tus est. Un homme ? Une femme ? Un être humain prend corps devant nous. Et par paliers, ça s’incarne, ça se com­pose, c’est fait.

Ça naît.

C’est le monde à l’envers, ça n’arrête pas de naître, des fleurs s’ouvrent en accé­lé­ré, la peau se construit et les yeux s’ouvrent. Ça recom­mence.

Mais, décep­tion. À la fin du mor­ceau, notre enfant est déjà mort : et pas­sus, et pas­sus, ça y est, en un clin d’œil, le voi­là déjà dis­pa­ru. Fabriqué si vite et pas­sé en cinq minutes ?

Il faut réécou­ter ça du début.

Pendant cinq cents kilo­mètres, je reve­nais en arrière. J’avais heu­reu­se­ment l’appareil pour ça. Un des pre­miers walk­man. La touche repeat n’existait pas encore — on ne pou­vait pas sau­ter de plage en plage, ni susur­rer un ordre pour envoyer le son. Survivait une bande magné­tique, mais réduite, deve­nue presque un jouet si déli­ca­te­ment ins­tal­lé dans son cof­fret en plas­tique colo­ré. Nous voi­là, comme toujours,dans un drôle de moment de l’histoire.

On devait se plier au rewind : je m’entraînais si bien à cette mani­pu­la­tion que je tom­bais, presque à chaque fois, pile au début. À force de repar­tir en arrière, on ne sait plus com­ment ça com­mence. Comment ça finit ? Ça naît et ça meurt, on se retrouve au milieu, c’est sans fin, c’est la vie — il sem­ble­rait que c’est ça. On ne savait plus qui était mort… et quand. Cela fai­sait comme un pla­teau, sou­dain, quand on est épui­sé dans une pente, un moment de paix. À force les évé­ne­ments font masse. La mélo­die se pose, indé­pen­dante, une machine pour elle-même. Ouf, plus de res­pon­sa­bi­li­té.

On res­pire.

Qui est mort et quand ?

Heureusement que je réflé­chis le plus sou­vent à voix basse. Et heu­reu­se­ment que les deux hommes ne m’entendent pas. Dans cet habi­tacle, ce serait dépla­cé. Je garde mes pen­sées pour moi. On roule. Il fait vrai­ment chaud. Au bout de quelques cen­taines de kilo­mètres, on com­mence à prendre ses aises. Les croque-morts s’arrêtèrent au res­to­route. Par poli­tesse, on essaye de les déri­der en par­lant d’autre chose. Il fait une cha­leur de plomb. On dirait un tar­mac noir et blanc à Dallas en 1960 — il est vrai que la trom­bine fuse­lée de l’engin, les che­mises imma­cu­lées et les visages rasés de près y sont sans doute pour quelque chose. La dif­fé­rence de taille qui ren­dait la chose moins mytho­lo­gique, c’est qu’on ne fon­çait pas vers Saturne en tra­ver­sant des trous noirs, mais vers la très petite ville de Sainte-Maure, en Touraine, pile au milieu du voyage, 250 kilo­mètres, depuis la porte d’Orléans — par la natio­nale ou la pre­mière ver­sion de l’autoroute qui, à cet endroit, au milieu des années 70, lon­geait un mur immense, avec des pans effon­drés, enva­his de lierre noir.