29 12 22

Tu écri­ras, me dis-je, mais com­ment écrire des livres qui se lisent ? Et sur quels sujets assez pres­ti­gieux et assez bien connus de toi pour pou­voir espé­rer des lec­teurs ? Et avec quel style, quelle élé­gance dans la langue pour évi­ter de les las­ser ? Admettons qu’il y ait des lec­teurs. Le temps pas­sant, les livres ne s’ajoutent-ils pas de jour en jour aux livres au point de faire dédai­gner, pour ne pas dire négli­ger, les plus anciens ? Ils dure­ront bien quelques années ? Combien ? Cent ? Mille ? Dix mille ? Donne-moi l’exemple d’un seul, par­mi tant de mil­liers ? Et comme tout doit finir, que le monde se renou­velle par cycles, comme le veut l’Académie, ou qu’il doive avoir un début et une fin, quelle impor­tance après le dixième jour ou dix mille myriades d’années ? Aucune : dans l’un ou l’autre cas, c’est la même chose au regard de l’éternité. Et pen­dant ce temps, tu te seras tor­tu­ré d’espoir, tour­men­té de crainte, épui­sé sous le tra­vail, et tu auras man­qué tout ce que la vie réserve d’agréable. […]

Rien d’étonnant, donc, à ce que j’aie dû m’enflammer d’une pareille pas­sion. Il est en revanche éton­nant qu’après avoir com­pris tout cela, je le puisse encore ; et pour­tant cet appé­tit insen­sé a per­sis­té. Les aspi­ra­tions de César et de tous ces hommes étaient stu­pides, mais mon appé­tit de gloire, au milieu de tant d’embarras et d’obstacles, était insen­sé, et pas seule­ment stu­pide. Et je n’ai cepen­dant jamais dési­ré gloire ou hon­neurs ; je les ai même mépri­sés. J’aurais en effet envie qu’on sache que je suis mais je ne sou­haite pas qu’on sache quel je suis.

Scribes, inquam, quo­mo­do legen­da ? Et de qua re prae­cla­ra et adeo tibi nota ut desi­de­rare legentes pos­sint ? quo sty­lo, qua ser­mo­nis ele­gan­tia, ut legere sus­ti­neant ? Sit ut legant ? nonne aeuo prae­ter­la­bente, in sin­gu­los dies fiet auc­tio, ut prius scrip­ta contem­nan­tur, nedum negli­gan­tur ? At dura­bunt ali­quot annis ? quot ? cen­tum ? mille ? decies mille ? ostende exem­plum, uel unum inter tot mil­lia ? Atque omni­no cum desi­tu­ra sint etiam, si per redi­tus mun­dus renoua­re­tur, ut Academici uolunt, non minus quam si, ut ini­tium habuit, et finem accep­tu­rus est, nil inter­est an post deci­mam diem, an decem mil­lia myria­dum anno­rum ? Nihil utrumque, et ex aequo ad aeter­ni­ta­tis spa­tium. Interim tu dis­cru­cia­be­ris spe, metu tor­que­be­ris, labo­ri­bus ene­rua­be­ris ? quic­quid uitae est reli­quum suauis amittes. […]

Ergo nil mirum est me illo amore coac­tum fla­grare ; at nunc mirum est, his intel­lec­tis, posse ; et tamen man­sit haec sto­li­da cupi­di­tas. Nam Caesaris et illo­rum stul­tum fuit consi­lium ; at cupi­di­tas mea glo­riae, inter tot, et aduer­sa, et impe­di­men­ta, sto­li­da non tan­tum stul­ta. Non tamen unquam concu­piui glo­riam aut honores, imo spreui : cupe­rem notum esse quod sim, non opto ut scia­tur qua­lis sim.

 

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Le livre de ma vie [De Vita Propria, 1575–1576]
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chap. 9  : « Réflexions sur la manière de per­pé­tuer son nom »
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trad.  Jean-Yves Boriaud
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p. 50–52