10 07 20

Les phi­lo­sophes ont cou­tume de par­ler de la volon­té comme si c’é­tait la chose la mieux connue du monde ; Schopenhauer a même lais­sé entendre que la volon­té était la seule chose qui nous fût réel­le­ment connue, entiè­re­ment et tota­le­ment connue, sans sur­plus et sans reste ; mais il me semble tou­jours que Schopenhauer, dans ce cas comme dans d’autres, n’a fait que ce que font d’ha­bi­tude les phi­lo­sophes : il a adop­té et pous­sé à l’ex­trême un pré­ju­gé popu­laire. La volon­té m’ap­pa­raît avant tout comme une chose com­plexe, une chose qui n’a d’u­ni­té que son nom, et c’est dans cette uni­ci­té du nom que réside le pré­ju­gé popu­laire qui a trom­pé la vigi­lance tou­jours en défaut des phi­lo­sophes. Pour une fois, soyons donc plus cir­cons­pects, soyons moins phi­lo­sophes, disons que dans toute volon­té il y a d’a­bord une plu­ra­li­té de sen­ti­ments, le sen­ti­ment de l’é­tat dont on veut sor­tir, celui de l’é­tat où l’on tend, le sens de ces direc­tions elles-mêmes, « à par­tir d’i­ci », « pour aller là-bas », enfin une sen­sa­tion mus­cu­laire acces­soire qui même sans que nous remuions bras ni jambes, entre en jeu comme machi­na­le­ment sitôt que nous nous met­tons à vou­loir. De même que le sen­tir, et un sen­tir mul­tiple, est évi­dem­ment l’un des ingré­dients de la volon­té, elle contient aus­si un pen­ser ; dans tout acte volon­taire, il y a une pen­sée qui com­mande ; et qu’on ne croit pas pou­voir iso­ler cette pen­sée du vou­loir pour obte­nir un pré­ci­pi­té qui serait encore de la volon­té . En troi­sième lieu, la volon­té n’est pas uni­que­ment un com­plexe de sen­tir et de pen­ser, mais encore et avant tout un état affec­tif, l’é­mo­tion de com­man­der dont nous avons par­lé plus haut. Ce qu’on appelle le « libre arbitre » est essen­tiel­le­ment le sen­ti­ment de supé­rio­ri­té qu’on éprouve à l’é­gard d’un subal­terne. « Je suis libre, c’est à lui d’o­béir », voi­là ce qu’il y a au fond de toute volon­té, avec cette atten­tion ten­due, ce regard direct fixé sur une seule chose, ce juge­ment abso­lu : « A pré­sent, ceci est néces­saire, et rien d’autre », la cer­ti­tude qu’on sera obéi, et tout ce qui consti­tue encore l’é­tat d’âme de celui qui com­mande. Vouloir, c’est com­man­der en soi à quelque chose qui obéit ou dont on se croit obéi.
Mais que l’on consi­dère à pré­sent l’es­sence la plus sin­gu­lière de la volon­té, cette chose si com­plexe pour laquelle le vul­gaire n’a qu’un seul nom : s’il arrive que dans un cas don­né nous soyons à la fois celui qui com­mande et celui qui obéit, nous avons en obéis­sant l’im­pres­sion de nous sen­tir contraints, pous­sés, pres­sés de résis­ter, de nous mou­voir, impres­sions qui suivent immé­dia­te­ment la voli­tion ; mais dans la mesure où nous avons d’autre part l’ha­bi­tude de faire abs­trac­tion de ce dua­lisme, de nous trom­per à son sujet grâce au concept syn­thé­tique du « moi » toute une chaîne de conclu­sions erro­nées et par suite de fausses éva­lua­tions de la volon­té elle-même viennent encore s’ac­cro­cher au vou­loir. Si bien que celui qui veut, croit de bonne foi qu’il suf­fit de vou­loir pour agir.

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t. 1
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trad.  Geneviève Blanquis
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§ 19