Une jambe. C’est le pied qui bouge d’une jambe. Et là-bas, derrière, une autre jambe. Des formes. C’est comme des collines, un relief de montagnes moyennes vertes, violettes, puis rousses et sans neige jusqu’en avril, quand la dernière poussée d’hiver saupoudre les sommets. Des creux, des vallons d’où l’eau sourd, lapée par les langues des daims, de leurs mères et de leurs pères. Les lichens secs se gorgent le matin pour prendre leur texture caoutchouteuse, céladon à l’intérieur, et noirs. Derrière ce massif rocheux, ces schistes, il y a le squelette d’un ichtyosaure, l’un de ces dauphins préhistoriques qui ne chantaient pas la même chanson, ne soufflaient pas d’une même puissance par leur évent. Leur évent. Le sol est dur, mais si tu frappes d’un coup et que tu as des bottes, il marque. D’anciennes vagues aussi, en vaguelettes sont inscrites sur le rocher ; ce fut une mer calme, sans doute protégée, où vivaient par milliers, centaines de milliers, millions, les ammonites. Ammonites phalloïdes, ammonites circulaires, sortes de pneus ou de serpents crantés enroulés sur eux-mêmes, gros escargots de la taille d’un tapir ou demi-tapir. L’antique crustacé à la coque molle a pourri dans le sable, enrichi le sable qui ne se mange pas, et les algues salées, qui font des mouvements de bras incertains dans une ambiance de fin du monde ou de début de cinématographe, et des champignons dont 95 % ont disparu. Les oiseaux bien sûr, des oiseaux dentés déjà bavards d’un chant plus complexe aux plumes colorées décolorées, colorées puis décolorées, aux grands corps couverts de la poussière qu’on appelle terre, c’est-à-dire de la terre. Des corpuscules, des corpuscules sans nombre lévitent ou volettent ou s’enfoncent dans la brume unique de ce plan de mer, planent dans les gouttelettes de vapeur, transportés de pays à pays, route invisible à route invisible, colline à plateau et retour, dans le vent, un vent autre, qui ne passe jamais par où il passe aujourd’hui ou en 1300. Des vers aèrent la terre et le sable dans la mer ; les vers sont les plus utiles plus beaux de tous les animaux, réguliers, automates faussement, tordus, droits et souples, luisants et veloutés. Ils font des trous. L’ensemble de la faune et de la flore font des trous dans le sol, dans le ciel et dans l’eau, qui se referme voluptueusement à la suite, l’eau s’ouvre et épouse l’animal en suscitant ses bulles, qui éclatent ou seulement s’effacent avec discrétion. Une forte odeur de puissante pourriture et de chaleur humidifiée baigne le tout à moins que six mois plus tard tout soit congelé. À ce moment, des silhouettes vaquent sous la glace, continuent leur manège. Un ours au printemps te péterait ça d’une patte sauf qu’il n’y a pas d’ours. De l’ambre aussi, à cette époque sans ambre, des arbres à cette époque sans arbre, harnachés, empêchés, empêtrés dans d’autres, avec des lianes et racines aériennes qui trempaient plus bas, nourrissaient les poissons d’une époque sans poissons jusqu’à ce que je dise poisson, et liane, et tapir, et gris et plomb.
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