26 01 24

Nelson, The Argonauts

Avant notre ren­contre, j’avais consa­cré ma vie à l’idée de Wittgenstein selon laquelle l’inexpressible est conte­nu – d’une manière inex­pres­sible ! – dans l’exprimé. Cette idée se voit accor­der moins de temps d’antenne que le plus défé­rent Ce dont on ne peut par­ler, il faut le taire, mais c’est, je crois, l’idée plus pro­fonde. Le para­doxe qu’elle désigne repré­sente lit­té­ra­le­ment ce pour­quoi j’écris, ou ce pour­quoi je me sens capable de conti­nuer à écrire.

Et ce, parce que ça ne nour­rit pas, parce que ça n’exalte pas le sen­ti­ment d’angoisse qu’on peut res­sen­tir devant l’incapacité à expri­mer, à l’aide des mots, ce qui leur échappe. Ça ne rejette pas ce qui est dit au nom de ce qui, par défi­ni­tion, ne peut pas l’être. Pas plus que ça ne se la joue, comme on pré­tex­te­rait, la gorge nouée : J’te dis pas tout ce que je dirais si les mots suf­fi­saient. Les mots suf­fisent.

Il est vain de blâ­mer le filet d’avoir des trous, note mon ency­clo­pé­die.

L’objectif est d’avoir et l’église vide avec un plan­cher de terre bat­tue, mais bien propre, et les vitraux spec­ta­cu­laires qui brillent sous le toit de la cathé­drale. Non, rien que tu puisses dire ne ­fucke­rait l’espace réser­vé à Dieu. J’ai déjà expli­qué ça ailleurs. Mais j’essaie de dire quelque chose de dif­fé­rent main­te­nant.

J’ai appris très vite que toi, tu avais pour ta part consa­cré ta vie à la convic­tion que les mots ne suf­fisent pas. Pas seule­ment qu’ils ne suf­fisent pas, mais qu’ils sont cor­ro­sifs pour tout ce qui est bon, tout ce qui est réel, tout ce qui par­ti­cipe au grand flux. Nous nous sommes dis­pu­tés sans fin à ce pro­pos, pleins de fièvre, sans malice. Une fois qu’une chose est nom­mée, as-tu dit, nous ne pou­vons plus la voir de la même façon. Tout ce qui n’en a pas été dit se fane, se perd, est assas­si­né. Tu appe­lais ça la fonc­tion emporte-pièce de nos esprits. Tu disais que tu savais ça non pas à force d’avoir fui le lan­gage, mais parce que tu t’y étais immer­gé, à l’écran, dans la conver­sa­tion, sur la scène, dans les livres. Je secon­dais la posi­tion de Thomas Jefferson sur les églises – pour la plé­thore, pour les tran­si­tions kaléi­do­sco­piques, pour l’excès. J’insistais : les mots font plus que nom­mer. Je t’ai lu tout haut l’ouverture des Recherches phi­lo­so­phiques. Je criais : Dalle, dalle !

Pendant un cer­tain temps, j’ai cru que j’avais gagné. Tu avais concé­dé qu’il y avait peut-être un humain cor­rect, un ani­mal humain cor­rect, même si l’animal humain uti­li­sait le lan­gage, même si son uti­li­sa­tion du lan­gage défi­nis­sait en par­tie son huma­ni­té – même si l’humanité en soi signi­fiait détruire et brû­ler toute notre pla­nète bigar­rée et pré­cieuse, avec son futur, notre futur.

Mais j’ai chan­gé aus­si. Je me suis trou­vé un nou­veau point de vue sur les choses indi­cibles, ou au moins sur les choses dont l’essence est oscil­la­tion, flux. J’ai admis à nou­veau la tris­tesse de notre extinc­tion iné­luc­table et l’injustice de l’extinction for­cée des autres. J’ai arrê­té de répé­ter avec suf­fi­sance : Absolument tout ce qui peut être pen­sé peut être expri­mé clai­re­ment, et j’ai recom­men­cé à me deman­der, est-ce que tout peut être pen­sé ?

Before we met, I had spent a life­time devo­ted to Wittgenstein’s idea that the inex­pres­sible is contained—inexpressibly!—in the expres­sed. This idea gets less air time than his more reve­ren­tial Whereof one can­not speak the­reof one must be silent, but it is, I think, the dee­per idea. Its para­dox is, quite lite­ral­ly, why I write, or how I feel able to keep wri­ting.
For it doesn’t feed or exalt any ang­st one may feel about the inca­pa­ci­ty to express, in words, that which eludes them. It doesn’t punish what can be said for what, by defi­ni­tion, it can­not be. Nor does it ham it up by miming a constric­ted throat : Lo, what I would say, were words good enough. Words are good enough.It is idle to fault a net for having holes, my ency­clo­pe­dia notes.
In this way you can have your emp­ty church with a dirt floor swept clean of dirt and your spec­ta­cu­lar stai­ned glass glea­ming by the cathe­dral raf­ters, both. Because nothing you say can fuck up the space for God.
I’ve explai­ned this elsew­here. But I’m trying to say some­thing dif­ferent now.
Before long I lear­ned that you had spent a life­time equal­ly devo­ted to the convic­tion that words are not good enough. Not only not good enough, but cor­ro­sive to all that is good, all that is real, all that is flow. We argued and argued on this account, full of fever, not malice. Once we name some­thing, you said, we can never see it the same way again. All that is unna­meable falls away, gets lost, is mur­de­red. You cal­led this the cookie-cut­ter func­tion of our minds. You said that you knew this not from shun­ning lan­guage but from immer­sion in it, on the screen, in conver­sa­tion, ons­tage, on the page. I argued along the lines of Thomas Jefferson and the churches—for ple­tho­ra, for kalei­do­sco­pic shif­ting, for excess. I insis­ted that words did more than nomi­nate. I read aloud to you the ope­ning of Philosophical Investigations. Slab, I shou­ted, slab !
For a time, I thought I had won. You conce­ded there might be an OK human, an OK human ani­mal, even if that human ani­mal used lan­guage, even if its use of lan­guage were some­how defi­ning of its humanness—even if human­ness itself meant tra­shing and tor­ching the whole mot­ley, pre­cious pla­net, along with its, our, future.
But I chan­ged too. I loo­ked anew at unna­meable things, or at least things whose essence is fli­cker, flow. I read­mit­ted the sad­ness of our even­tual extinc­tion, and the injus­tice of our extinc­tion of others. I stop­ped smu­gly repea­ting Everything that can be thought at all can be thought clear­ly and won­de­red anew, can eve­ry­thing be thought.
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trad.  Jean-Michel Théroux
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p. 8–9