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Comme en poli­tique, le cen­trisme en théo­rie n’est géné­ra­le­ment ni de gauche ni de gauche. Un indi­ca­teur assez fiable en la matière est la place, cen­trale ou mar­gi­nale, qu’on recon­naît à la cri­tique. Ce moment thé­ra­peu­tique de la lit­té­ra­ture contem­po­raine, dont la dif­fu­sion et la péné­tra­tion n font guère de doute, gagne­rait à être res­sai­si au prisme de la théo­rie de la recon­nais­sance qu’a déve­lop­pée Axel Honneth depuis les années 1980 au sein de l’Institut für Sozialforschung de Francfort et qui paraît assez congruente avec ces ten­dances lit­té­raires de fond. Cette phi­lo­so­phie émerge dans une conjonc­ture frac­tu­rée entre deux ten­dances contra­dic­toires qu’elle cherche pré­ci­sé­ment à sutu­rer : d’un côté la pré­va­lence d’un indi­vi­dua­lisme sin­gu­la­riste, démo­cra­ti­sant l’exigence per­son­nelle de dis­tinc­tion et redou­tant entre tout l’interchangeabilité et la stan­dar­di­sa­tion ; de l’art, une socié­té démo­cra­tique désaf­fi­liée, sans pro­jet col­lec­tif, au lien social pul­vé­ri­sé sur fond du recul de l’État social pro­vo­qué par les poli­tiques néo­li­bé­rales et où l’expérience concrète de l’égalité et de la digni­té est pour l’essentiel empê­chée. Pour Honneth, une socié­té qui failli­rait dans la recon­nais­sance et où ferait défaut l’expression de l’amour, du res­pect, de l’estime dégé­né­re­rait alors en une « socié­té du mépris », frap­pée par des « patho­lo­gies du social » qui vien­draient infec­ter le fonc­tion­ne­ment nor­ma­tif de la pai­sible inter­sub­jec­ti­vi­té démo­cra­tique. Voilà qui consonne très pré­ci­sé­ment avec ces lit­té­ra­tures qui visent à ampli­fier l’empathie sociale, à conju­rer l’invisibilité sociale et à redon­ner une voix à celles et ceux qui en sont privé⋅es.

[…]

L’outillage de la phi­lo­so­phie d’Honneth paraît donc d’un usage per­ti­nent. Cela dit, on pour­rait ne pas s’n satis­faire tout à fait. D’une part, lut­ter contre la mal-repré­sen­ta­tion par la lit­té­ra­ture revient à bri­co­ler le temps de la com­mu­ni­ca­tion lit­té­raire des par­le­ments de sub­sti­tu­tion et à limi­ter l’écriture roma­nesque (sur­tout roma­nesque) à des mis­sions de main­te­nance d’institutions par­le­men­taires défaillantes. […] Cette lit­té­ra­ture « col­lée à la phé­no­mé­no­lo­gie des situa­tions poli­tiques » (Lucbert) n’est alors poli­tique que parce que, faute de redis­po­ser quoi que ce soit, elle contri­bue à l’aménagement d’un sta­tu quo.
D’autre part, et c’est autre­ment plus fon­da­men­tal encore, quand bien même on ferait droit à la tra­di­tion cri­tique, la phi­lo­so­phie de la recon­nais­sance d’Honneth n’en consti­tue jamais qu’une ver­sion édul­co­rée. La démons­tra­tion en a été net­te­ment faite par Stathis Kouvélakis : c’est en effet une entre­prise d’aménagement de l’héritage d’Habermas dans le cadre de l’Allemagne néo­li­bé­rale qui a finir par réduire la tra­di­tion cri­tique de l’École de Francfort à une « thé­ra­peu­tique du social ». Triple réduc­tion pour­rait-on même dire, qui inter­na­lise la ques­tion sociale à l’échelle d’une vie morale inter­sub­jec­tive ; qui pro­voque ensuite un amuïs­se­ment de la conflic­tua­li­té, par­ti­cu­liè­re­ment des luttes sociales et poli­tiques qui ne sont jamais que des ano­ma­lies venant tout au plus dis­so­ner dans le concert ration­nel de la démo­cra­tie haber­ma­sienne ; et qui entraîne enfin une « lyo­phi­li­sa­tion » de la réi­fi­ca­tion lukàc­sienne sous la forme d’un simple déni de recon­nais­sance.

« Critique ou homéo­pa­thie »
L’ordinaire de la lit­té­ra­ture
La Fabrique 2024
p. 122–124