21 05 24

Viveiros de Castro, Le regard du jaguar

Le thème mythique de la sépa­ra­tion entre humains et non-humains, c’est-à-dire entre « culture » et « nature » selon le jar­gon consa­cré, n’a pas, dans le cas du peuple indi­gène [pan­amé­ri­cain], la même signi­fi­ca­tion que dans notre mytho­lo­gie évo­lu­tion­niste. La pro­po­si­tion pré­sente des mythes indi­gènes est la sui­vante : les ani­maux étaient des humains et ont ces­sé de l’être, l’humanité est le fond com­mun de l’humanité et de l’animalité. Dans notre mytho­lo­gie c’est le contraire : nous les humains, nous étions des ani­maux et nous avons « ces­sé » de l’être, avec l’apparition de la culture, etc. Pour nous, la condi­tion géné­rique est celle de l’animalité : « tout le monde » est ani­mal, mais cer­tains (êtres, espèces) sont plus ani­maux que les autres : nous, les humains, nous sommes cer­tai­ne­ment les moins ani­maux de tous, mais jus­te­ment c’est le point impor­tant, That’s the point comme on dit en anglais. Par contre, dans les mytho­lo­gies indi­gènes, tout le monde est humain, sauf que cer­tains de ces humains sont moins humains que les autres. Différents ani­maux sont très éloi­gnés des humains, mais ils sont tous, ou presque, à l’origine, humains ou huma­noïdes, anthro­po­morphes ou, sur­tout, « anthro­po­lo­giques » dans le sens où ils com­mu­niquent avec (et comme) les humains. […]

Cette huma­ni­té anté­rieure aux ani­maux n’est jamais oubliée, parce qu’elle ne s’est jamais dis­si­pée, elle est tou­jours là comme un poten­tiel inquié­tant – juste comme notre ani­ma­li­té « pas­sée » qui per­siste, encore pal­pi­tante sous les nom­breuses couches de ver­nis civi­li­sa­teur. […]

L’idée que les ani­maux sont des per­sonnes, idée com­mune à de nom­breuses cos­mo­lo­gies indi­gènes (peut-être pas toutes, du moins si l’idée est posée dans des termes aus­si sim­plistes), ne signi­fie pas que ces Indiens affirment que les ani­maux sont des « per­sonnes comme nous ». Toute per­sonne sen­sée, et les Indiens le sont autant si ce n’est plus que nous, « sait » qu’un ani­mal est un ani­mal et qu’une per­sonne est une per­sonne ; comme le dit quelque part Derrida, même les ani­maux le savent. Mais vu sous cer­tains angles, dans cer­taines cir­cons­tances, pour les Indiens, dire que cer­tains ani­maux sont des per­sonnes trouve toute son sens. Qu’est-ce que cela signi­fie ? Quand, dans une eth­no­gra­phie, vous tom­bez sur une affir­ma­tion du genre « untel dit que les jaguars sont des per­sonnes », il faut être claire sur le fait que la pro­po­si­tion « les jaguars sont des per­sonnes » n’est pas la même chose qu’une pro­po­si­tion tri­viale ou ana­ly­tique du genre « les piran­has sont des pois­sons » (c’est-à-dire : « piran­ha » est le nom d’une espèce de pois­son). Les jaguars sont des per­sonnes, mais sont aus­si des jaguars, tan­dis que les piran­has ne sont pas des pois­sons et aus­si des piran­has… Les jaguars sont vrai­ment des jaguars, tout en ayant un côté obs­cur qui est humain. […] Les jaguars sont des per­sonnes parce que la jagua­ri­té est en même temps une poten­tia­li­té des per­sonnes, et notam­ment des êtres humains.

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trad.  Pierre Delgado
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p. 20–25