Le thème mythique de la séparation entre humains et non-humains, c’est-à-dire entre « culture » et « nature » selon le jargon consacré, n’a pas, dans le cas du peuple indigène [panaméricain], la même signification que dans notre mythologie évolutionniste. La proposition présente des mythes indigènes est la suivante : les animaux étaient des humains et ont cessé de l’être, l’humanité est le fond commun de l’humanité et de l’animalité. Dans notre mythologie c’est le contraire : nous les humains, nous étions des animaux et nous avons « cessé » de l’être, avec l’apparition de la culture, etc. Pour nous, la condition générique est celle de l’animalité : « tout le monde » est animal, mais certains (êtres, espèces) sont plus animaux que les autres : nous, les humains, nous sommes certainement les moins animaux de tous, mais justement c’est le point important, That’s the point comme on dit en anglais. Par contre, dans les mythologies indigènes, tout le monde est humain, sauf que certains de ces humains sont moins humains que les autres. Différents animaux sont très éloignés des humains, mais ils sont tous, ou presque, à l’origine, humains ou humanoïdes, anthropomorphes ou, surtout, « anthropologiques » dans le sens où ils communiquent avec (et comme) les humains. […]
Cette humanité antérieure aux animaux n’est jamais oubliée, parce qu’elle ne s’est jamais dissipée, elle est toujours là comme un potentiel inquiétant – juste comme notre animalité « passée » qui persiste, encore palpitante sous les nombreuses couches de vernis civilisateur. […]
L’idée que les animaux sont des personnes, idée commune à de nombreuses cosmologies indigènes (peut-être pas toutes, du moins si l’idée est posée dans des termes aussi simplistes), ne signifie pas que ces Indiens affirment que les animaux sont des « personnes comme nous ». Toute personne sensée, et les Indiens le sont autant si ce n’est plus que nous, « sait » qu’un animal est un animal et qu’une personne est une personne ; comme le dit quelque part Derrida, même les animaux le savent. Mais vu sous certains angles, dans certaines circonstances, pour les Indiens, dire que certains animaux sont des personnes trouve toute son sens. Qu’est-ce que cela signifie ? Quand, dans une ethnographie, vous tombez sur une affirmation du genre « untel dit que les jaguars sont des personnes », il faut être claire sur le fait que la proposition « les jaguars sont des personnes » n’est pas la même chose qu’une proposition triviale ou analytique du genre « les piranhas sont des poissons » (c’est-à-dire : « piranha » est le nom d’une espèce de poisson). Les jaguars sont des personnes, mais sont aussi des jaguars, tandis que les piranhas ne sont pas des poissons et aussi des piranhas… Les jaguars sont vraiment des jaguars, tout en ayant un côté obscur qui est humain. […] Les jaguars sont des personnes parce que la jaguarité est en même temps une potentialité des personnes, et notamment des êtres humains.