Les Modernes savent, et ceux qui ont lu comme Kant savent – et nous l’avons tous lu – que l’acte de connaître est constitutif de l’objet de la connaissance. Mais notre idéal de science se laisse précisément guider par la valeur de l’objectivité : nous devons être à même de déterminer la part subjective qui entre dans la vision de l’objet, et de ne pas confondre cela avec la chose elle-même. Pour nous, connaître c’est désubjectiver autant que possible. On connaît bien quelqu’un quand on réussit à le voir de l’extérieur, comme un « objet ». Cela inclut le « sujet » : la psychanalyse est une sorte de cas limite de cet idéal occidental d’objectivation maximale appliquée à la subjectivité elle-même. Selon notre vulgate épistémologique, on prévoit que la science sera un jour capable de décrire la totalité du réel au moyen d’un langage entièrement objectif, sans résidu. En d’autres termes, chez nous, la bonne interprétation du réel est celle dans laquelle on est capable de réduire l’intentionnalité de l’objet au niveau zéro. Celle de l’objet et du milieu ambiant : le contrôle de l’« intentionnalité ambiante est cruciale ».
Nous savons que les sciences sociales, dans l’idéologie officielle, sont des sciences provisoires, précaires, de second ordre. Toute science doit se regarder dans le miroir de la physique. C’est-à-dire être guidée par le postulat selon lequel moins on attribue d’intentionnalité à l’objet plus on est à même de le connaître. Plus on est capable d’interpréter le comportement humain (ou animal) en termes, pour ainsi dire d’états énergétiques d’un réseau neuronal, et non en termes de croyances, désirs, intentions, plus on est en mesure de connaître le comportement. En d’autres termes, plus je désanimise le monde, plus je le connais. Connaître c’est désanimiser, c’est retirer toute subjectivité au monde et, idéalement, y compris à soi-même. En fait, du point de vue du matérialisme scientifique officiel, nous sommes toujours animistes, parce que nous pensons que les êtres humains ont une âme. Nous ne sommes pas aussi animistes que les Indiens, qui pensent que les animaux, les plantes, voire les pierres, ont aussi une âme. Mais si nous continuons à ce rythme-là, nous serons en mesure d’obtenir un monde dans lequel « nous n’aurons plus besoin de cette hypothèse », même pas pour les humains. […]
Je dirais que le moteur de la pensée des chamanes, qui sont les scientifiques du coin, c’est le contraire. Bien connaître quelque chose c’est être capable d’attribuer le maximum d’intentionnalité à ce que l’on apprend à connaître. Plus je suis capable d’attribuer de l’intentionnalité à un objet, plus je le connais. La « connaissance véritable », c’est celle qui est capable d’interpréter tous les événements du monde comme étant des actions, comme étant les résultats d’un certain type d’intentionnalité. (Il convient de préciser que si tout événement est une action, une action de quelqu’un, alors tout objet est un artefact pour quelqu’un.) chez nous, expliquer signifie réduire l’intentionnalité du connu. Chez eux, expliquer signifie approfondir l’intentionnalité du connu, c’est-à-dire déterminer l’« objet » de connaissance comme un « sujet ».