21 05 24

Viveiros de Castro, Le regard du jaguar

Les Modernes savent, et ceux qui ont lu comme Kant savent – et nous l’avons tous lu – que l’acte de connaître est consti­tu­tif de l’objet de la connais­sance. Mais notre idéal de science se laisse pré­ci­sé­ment gui­der par la valeur de l’objectivité : nous devons être à même de déter­mi­ner la part sub­jec­tive qui entre dans la vision de l’objet, et de ne pas confondre cela avec la chose elle-même. Pour nous, connaître c’est désub­jec­ti­ver autant que pos­sible. On connaît bien quelqu’un quand on réus­sit à le voir de l’extérieur, comme un « objet ». Cela inclut le « sujet » : la psy­cha­na­lyse est une sorte de cas limite de cet idéal occi­den­tal d’objectivation maxi­male appli­quée à la sub­jec­ti­vi­té elle-même. Selon notre vul­gate épis­té­mo­lo­gique, on pré­voit que la science sera un jour capable de décrire la tota­li­té du réel au moyen d’un lan­gage entiè­re­ment objec­tif, sans rési­du. En d’autres termes, chez nous, la bonne inter­pré­ta­tion du réel est celle dans laquelle on est capable de réduire l’intentionnalité de l’objet au niveau zéro. Celle de l’objet et du milieu ambiant : le contrôle de l’« inten­tion­na­li­té ambiante est cru­ciale ».

Nous savons que les sciences sociales, dans l’idéologie offi­cielle, sont des sciences pro­vi­soires, pré­caires, de second ordre. Toute science doit se regar­der dans le miroir de la phy­sique. C’est-à-dire être gui­dée par le pos­tu­lat selon lequel moins on attri­bue d’intentionnalité à l’objet plus on est à même de le connaître. Plus on est capable d’interpréter le com­por­te­ment humain (ou ani­mal) en termes, pour ain­si dire d’états éner­gé­tiques d’un réseau neu­ro­nal, et non en termes de croyances, dési­rs, inten­tions, plus on est en mesure de connaître le com­por­te­ment. En d’autres termes, plus je désa­ni­mise le monde, plus je le connais. Connaître c’est désa­ni­mi­ser, c’est reti­rer toute sub­jec­ti­vi­té au monde et, idéa­le­ment, y com­pris à soi-même. En fait, du point de vue du maté­ria­lisme scien­ti­fique offi­ciel, nous sommes tou­jours ani­mistes, parce que nous pen­sons que les êtres humains ont une âme. Nous ne sommes pas aus­si ani­mistes que les Indiens, qui pensent que les ani­maux, les plantes, voire les pierres, ont aus­si une âme. Mais si nous conti­nuons à ce rythme-là, nous serons en mesure d’obtenir un monde dans lequel « nous n’aurons plus besoin de cette hypo­thèse », même pas pour les humains. […]

Je dirais que le moteur de la pen­sée des cha­manes, qui sont les scien­ti­fiques du coin, c’est le contraire. Bien connaître quelque chose c’est être capable d’attribuer le maxi­mum d’intentionnalité à ce que l’on apprend à connaître. Plus je suis capable d’attribuer de l’intentionnalité à un objet, plus je le connais. La « connais­sance véri­table », c’est celle qui est capable d’interpréter tous les évé­ne­ments du monde comme étant des actions, comme étant les résul­tats d’un cer­tain type d’intentionnalité. (Il convient de pré­ci­ser que si tout évé­ne­ment est une action, une action de quelqu’un, alors tout objet est un arte­fact pour quelqu’un.) chez nous, expli­quer signi­fie réduire l’intentionnalité du connu. Chez eux, expli­quer signi­fie appro­fon­dir l’intentionnalité du connu, c’est-à-dire déter­mi­ner l’« objet » de connais­sance comme un « sujet ».

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trad.  Pierre Delgado
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p. 28–30