21 05 24

Viveiros de Castro, Le regard du jaguar

Je me demande si ce n’est pas en cela que consiste vrai­ment le sen­ti­ment d’appartenir à une nation : avoir toutes les rai­sons per­son­nelles d’avoir honte, tout aus­si per­son­nelles (si ce n’est plus) que celles tou­jours rabâ­chées d’être fier. Quand les­dites « rai­sons » ne sont pas, comme je le soup­çonne, presque tou­jours les mêmes. Toute fier­té avoue une honte. Et toute honte doit payer le prix fort afin de pou­voir dis­pa­raître.

Bref, je suis bré­si­lien, entre autres choses. J’y pense rare­ment ; et quand j’y pense, c’est même par­fois agréable. Comme l’a très bien dit Tom Jobim, quand il est reve­nu à Rio après avoir vécu quelques années aux États-Unis : « Là-bas, c’est sym­pa, mais c’est la merde ; ici c’est la merde, mais c’est sym­pa… » C’est tel­le­ment vrai. Quoi qu’il en soit, en tant que cher­cheur, je ne me sens pas obli­gé d’avoir comme objet de recherche ce que l’on appelle la « réa­li­té bré­si­lienne », une notion bien curieuse et intra­dui­sible. On n’exige pas cela des mathé­ma­ti­ciens ni des phy­si­ciens. Les phy­si­ciens bré­si­liens n’étudient pas la « réa­li­té bré­si­lienne ». Sauf erreur (de ma part ou de la leur), ils étu­dient la réa­li­té, sim­ple­ment. Pourquoi un cher­cheur en sciences sociales bré­si­lien ne pour­rait-il pas faire la même chose ? À mes yeux, le Brésil est une cir­cons­tance, pas un objet […].

Je ne m’intéresse pas à la « ques­tion natio­nale », ni à une quel­conque « théo­rie du Brésil ». Je ne m’intéresse pas non plus à la « ques­tion indi­gène », qui est le nom du pro­blème que repré­sente pour la classe et l’ethnie domi­nantes du pays l’existence pas­sée, pré­sente et future des peuples indi­gènes. Ce qui m’intéresse, ce sont les ques­tions indi­gènes – au plu­riel. J’entends par là les ques­tions que les cultures indi­gènes se posent à elles-mêmes et qui les consti­tuent en tant que cultures dis­tinctes de la culture domi­nante. Disons que ce qui m’intéresse ce ne sont pas Indiens comme fai­sant par­tie du Brésil, mais les Indiens tout sim­ple­ment ; pour moi, si une chose fait par­tie d’une autre chose, c’est bien le « Brésil » qui fait par­tie du contexte des cultures indi­gènes, pas le contraire.

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trad.  Pierre Delgado
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p. 37 & 66