21 05 24

Viveiros de Castro, Le regard du jaguar

Si Descartes nous a appris, à nous Modernes, à dire « je pense donc je suis » – à dire, donc, que la seule vie ou exis­tence que je suis capable de pen­ser comme étant indu­bi­table est la mienne propre –, le pers­pec­ti­visme amé­rin­dien, lui, com­mence par l’affirmation dou­ble­ment inverse : « l’autre existe, donc je pense ». Et si celui qui existe est autre alors sa pen­sée est néces­sai­re­ment autre que la mienne. Peut-être devrais-je conclure que si je pense, alors moi aus­si je suis un autre. Car seul l’autre pense, seule la pen­sée comme puis­sance d’altérité est inté­res­sante. Ce qui serait une bonne défi­ni­tion de l’anthropologie. […] Et il suf­fit d’exister afin de pou­voir être pen­sé comme sujet, et donc se pen­ser comme sujet, c’est-à-dire comme sujet d’une pers­pec­tive. Mais atten­tion à ce « de » : c’est le sujet qui appar­tient à une pers­pec­tive et pas le contraire. La pers­pec­tive est moins quelque chose que l’on tient, que l’on pos­sède, et bien plus quelque chose qui tient le sujet, qui le pos­sède et qui le porte, c’est–à‑dire qui le consti­tue comme sujet. « Le point de vue crée le sujet » – telle est la pro­po­si­tion pers­pec­ti­viste par excel­lence, celle qui dis­tingue le pers­pec­ti­visme du rela­ti­visme ou du construc­tion­nisme occi­den­taux, qui avancent, au contraire, que « le point de vue crée l’objet ».

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trad.  Pierre Delgado
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p. 82–83