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Bernhard, Les Mange-pas-cher

Einzig, dit Koller, avait tou­jours atta­ché, sur­tout dans toutes les cor­res­pon­dances, la plus grande valeur à être appe­lé von Einzig, et s’il avait à signer, il ne signait tou­jours que von Einzig, mais même dans les rela­tions quo­ti­diennes, Einzig s’était tou­jours fait appe­ler par tout le monde, sur­tout par les gens de basse extrac­tion, von Einzig, mais les Mange-pas-cher, dès le tout début, ne l’avaient jamais appe­lé von Einzig et s’étaient refu­sés dès la toute pre­mière appa­ri­tion d’Einzig à lui don­ner le titre de von Einzig, dès le pre­mier ins­tant ils ne s’étaient pas abais­sés à cette chose ridi­cule, et Einzig s’était sou­mis sans oppo­si­tion à leur exi­gence quant à la sup­pres­sion immé­diate du von devant Einzig. Parmi eux, il n’avait été que mon­sieur Einzig, pas une fois une seule von Einzig, et il ne lui avait natu­rel­le­ment pas non plus été per­mis par les Mange-pas-cher de se faire appe­ler von Einzig par le per­son­nel de la CPV. D’Einzig Koller savait extrê­me­ment peu de chose et Einzig avait aus­si tou­jours tout fait pour qu’on voie le moins pos­sible à l’intérieur de son exis­tence, même s’il avait tou­jours été très géné­reux pré­ci­sé­ment en décla­ra­tions qui concer­naient son ori­gine, où tout était cepen­dant tou­jours si contra­dic­toire qu’il y avait tou­jours toute appa­rence qu’Einzig avait inven­té de fond en comble, selon l’expression qu’avait employée Koller, tout ce qui concer­nait son ori­gine. Ce qui assu­ré­ment repo­sait sur une véri­té, c’était qu’Einzig venait de Carinthie, le pays où les fan­tai­sies autri­chiennes fleu­rissent avec le plus de luxu­riance, et pro­ba­ble­ment ne fal­lait-il pas dou­ter non plus du fait qu’il était, lui Einzig, venu de la val­lée de la Gail à Vienne, pour, selon l’expression de Koller, user ses fonds de culotte sur les bancs de l’université et fina­le­ment pou­voir reven­di­quer un poste d’enseignant à la même uni­ver­si­té, qui n’a jamais été dési­gnée par Koller que comme le pre­mier éta­blis­se­ment de des­truc­tion de l’esprit en Autriche, d’où d’après Koller n’étaient d’ailleurs sor­tis tous les ans que des cen­taines et des mil­liers d’esprits détruits, aux­quels en fin de compte notre pays et notre État devait sa débi­li­té et sa stu­pi­di­té et son ridi­cule. Mais Koller avait tou­jours pu éle­ver un doute quant à savoir s’il était vrai, comme Einzig l’affirmait conti­nuel­le­ment et obs­ti­né­ment, qu’il des­cen­dait d’une lignée aris­to­cra­tique ancienne et pour ain­si dire très ancien­ne­ment ins­tal­lée et qu’en fait il était d’une ori­gine bien plus haute, la plus haute même, que ne pou­vait l’exprimer le von pla­cé devant son nom. Lui, Einzig, n’était cepen­dant pas par­mi les Mange-pas-cher, comme il est natu­rel, allé bien loin avec ses fan­tai­sies généa­lo­giques, eux, les Mange-pas cher, avaient très vite per­cé à jour ces fan­tai­sies comme les fan­tai­sies effec­ti­ve­ment super­flues qu’elles étaient et n’avaient plus lais­sé Einzig se mani­fes­ter en ce qui concer­nait ces fan­tai­sies, de sorte que lui qui, sans doute jusqu’au moment où il était tom­bé à la CPV de la Döblinger Hauptstrasse et donc sur les Mange-pas-cher, n’avait tiré sa sub­sis­tance que de ces fan­tai­sies, avait dû tout à coup mettre un terme à ces fan­tai­sies en fin de compte peu ragoû­tantes, dit Koller, et se limi­ter à sa situa­tion effec­tive à Vienne, donc à son exis­tence plus ou moins insi­gni­fiante d’enseignant d’université. Le van­tard Einzig avait été, comme il est natu­rel, tout de suite retaillé par les Mange-pas-cher à la dimen­sion des faits démon­trables qui le concer­naient, dit Koller, et par là pri­vé de ce qui avait été jusque-là son ins­tru­ment de pou­voir le plus influent, lequel n’avait pas été souf­fert par les Mange-pas-cher un ins­tant de plus qu’il n’était néces­saire et de fait, selon Koller, dès le pre­mier moment, dès qu’Einzig avait sur­gi pour la pre­mière fois à la CPV, avait été abo­li. Les Mange-pas-cher avaient aus­si­tôt, dès qu’avait sur­gi Einzig, abo­li la monar­chie, dit Koller. Ils avaient accor­dé à Einzig une mise à l’épreuve, qu’il avait fina­le­ment pas­sée avec suc­cès, il avait, pro­ba­ble­ment parce que sa place aux côtés des Mange-pas-cher était plus impor­tante qu’une autre pour lui, renon­cé à ses pri­vi­lèges nobi­liaires, il avait, par­mi les Mange-pas-cher qui, pour quelque rai­son que ce fût, l’attiraient, com­men­cé par renon­cer à soi-même, ce qui ne veut rien dire d’autre que com­men­cer par renon­cer à son esprit. Mais Koller se sou­ve­nait très bien qu’Einzig avait com­men­cé par vou­loir en remon­trer aux Mange-pas-cher avec sa noblesse et n’avait pas trou­vé trop ignoble d’abattre l’atout de son ori­gine inven­tée de fond en comble. Les Mange-pas-cher cepen­dant n’étaient pas un ins­tant tom­bés dans le piège de sa tac­tique, mais avaient, aus­si­tôt et à vrai dire sans méprise pos­sible, oppo­sé à Einzig une fin de non-rece­voir, et une fin de non-rece­voir si claire qu’il n’avait là-des­sus plus fait la moindre ten­ta­tive de vou­loir, comme c’est le cas chez ces carac­tères, tout payer avec sa noblesse, et donc avec une mon­naie qui n’avait plus cours depuis bien long­temps et à vrai dire depuis un demi-siècle déjà, qui n’avait tou­jours été dési­gnée par Koller que comme une abjecte fausse mon­naie salie par l’histoire. Einzig était, selon Koller, le pro­vin­cial faible de carac­tère, d’extraction qu’on appelle misé­rable, qui avait revê­tu le cos­tume généa­lo­gique nobi­liaire pour faire son entrée dans ce qu’il est conve­nu d’appeler le grand monde, pour pou­voir faire bonne figure. Les Mange-pas cher n’avaient pas eu pour cela la moindre com­pré­hen­sion et avaient mis Einzig devant le choix, ou bien d’enlever aus­si­tôt, au moins en leur pré­sence, ce cos­tume généa­lo­gique nobi­liaire qui était le sien, ou bien de dis­pa­raître de leur table. Einzig avait contre toute attente et effec­ti­ve­ment sans hési­ter enle­vé son cos­tume généa­lo­gique nobi­liaire et de cette manière avait été conser­vé aux Mange-pas-cher. À par­tir de ce geste d’abnégation lit­té­ra­le­ment sur­hu­main pour lui, Einzig, dit Koller, n’avait plus par­lé, s’il par­lait de la Carinthie, que du cli­mat en Carinthie et des célèbres mer­veilles naturellesqu’on pou­vait y admi­rer, plus un mot sur la noblesse de là-bas, mais en fait, et cela va de soi, il n’avait natu­rel­le­ment plus eu à par­tir de là le moindre besoin de par­ler de la Carinthie, au moins en pré­sence des Mange-pas-cher, qui ne s’intéressaient nul­le­ment à la Carinthie, bien plu­tôt déjà à la Haute Autriche ou au Tyrol, et qui de fait avaient très peu d’intérêt pour la pro­vince en géné­ral, parce que tout ce qui a un rap­port avec la pro­vince n’avait fait que les ennuyer. Einzig avait, selon Koller, tout sim­ple­ment vou­lu man­ger pour pas cher et il n’avait pu exau­cer ce désir qu’à la CPV, et puisque à la CPV, c’était ce qu’il avait, Einzig, pro­ba­ble­ment pen­sé, il n’avait trou­vé d’intérêt à s’asseoir qu’à la table qui était la table domi­nante à la CPV, à savoir la table des Mange-pas-cher, ain­si ne lui était-il, à lui Einzig, rien res­té d’autre à faire que de se plier aux exi­gences qui étaient édic­tées à la table des Mange-pas-cher, de se sou­mettre aux lois de la table des Mange-pas-cher. Ce qui avait été tout à fait carac­té­ris­tique d’Einzig, selon Koller, c’était qu’il n’avait por­té que son pre­mier jour à la CPV une lourde che­va­lière en or avec ses armoi­ries, selon Koller, dès le len­de­main Einzig avait, selon Koller, enle­vé cette che­va­lière de son doigt avant de péné­trer à la CPV et l’avait four­rée dans la poche de sa veste. À ce que lui, Koller, savait, Einzig conti­nuait à por­ter comme devant cette che­va­lière, mais il l’enlevait chaque fois qu’il entrait à la CPV et la four­rait dans la poche de sa veste.

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trad.  Claude Porcell
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p. 111–115