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Saïd, L’Orientalisme

Restaurer une région de sa bar­ba­rie actuelle dans son ancienne gran­deur clas­sique ; ensei­gner à l’Orient (pour son bien) les méthodes de l’Occident moderne ; subor­don­ner ou modé­rer la puis­sance mili­taire pour don­ner plus d’ampleur au pro­jet d’acquérir un glo­rieux savoir au cours du pro­ces­sus de domi­na­tion poli­tique de l’Orient ; for­mu­ler l’Orient, lui don­ner forme, iden­ti­té, défi­ni­tion, en recon­nais­sant plei­ne­ment sa place dans la mémoire, son impor­tance pour la stra­té­gie impé­riale et son rôle « natu­rel » d’annexé de l’Europe ; enno­blir tout le savoir ramas­sé pen­dant l’occupation colo­niale en l’intitulant « contri­bu­tion à la science moderne » alors que les indi­gènes n’ont pas été consul­tés, n’ont été trai­tés que comme pré­textes pour un texte qui, pour eux, n’a pas d’utilité ; avoir le sen­ti­ment, en tant qu’Européen, de dis­po­ser à volon­té de l’histoire, du temps et de la géo­gra­phie de l’Orient ; éta­blir des dis­ci­plines nou­velles ; divi­ser, déployer, sché­ma­ti­ser, mettre en tableaux, en index et enre­gis­trer tout ce qui est visible (et invi­sible) ; tirer de tout détail obser­vable une géné­ra­li­sa­tion et de toute géné­ra­li­sa­tion une loi immuable concer­nant la nature, le tem­pé­ra­ment, la men­ta­li­té, les usages ou le type des Orientaux ; et, sur­tout, trans­muer la réa­li­té vivante en sub­stance de textes, pos­sé­der (ou pen­ser que l’on pos­sède) la réa­li­té, essen­tiel­le­ment parce que rien, dans l’Orient, ne semble résis­ter à votre pou­voir : tels sont les traits carac­té­ris­tiques de la pro­jec­tion orien­ta­liste qui est entiè­re­ment réa­li­sée dans la Description de l’Egypte, et qu’a per­mise et ren­for­cée l’engloutissement tota­le­ment orien­ta­liste de l’Egypte par Bonaparte grâce aux ins­tru­ments du savoir et du pou­voir occi­den­taux.

To res­tore a region from its present bar­ba­rism to its for­mer clas­si­cal great­ness ; to ins­truct (for its own bene­fit) the Orient in the ways of the modern West ; to subor­di­nate or under­play mili­ta­ry power in order to aggran­dize the pro­ject of glo­rious know­ledge acqui­red in the pro­cess of poli­ti­cal domi­na­tion of the Orient ; to for­mu­late the Orient, to give it shape, iden­ti­ty, defi­ni­tion with full recog­ni­tion of its place in memo­ry, its impor­tance to impe­rial stra­te­gy, and its “natu­ral” role as an appen­dage to Europe ; to digni­fy all the know­ledge col­lec­ted during colo­nial occu­pa­tion with the title “contri­bu­tion to modern lear­ning” when the natives had nei­ther been consul­ted nor trea­ted as any­thing except as pre­texts for a text whose use­ful­ness was not to the natives ; to feel one­self as a European in com­mand, almost at will, of Oriental his­to­ry, time, and geo­gra­phy ; to ins­ti­tute new areas of spe­cia­li­za­tion ; to esta­blish new dis­ci­plines ; to divide, deploy, sche­ma­tize, tabu­late, index, and record eve­ry­thing in sight (and out of sight); to make out of eve­ry obser­vable detail a gene­ra­li­za­tion and out of eve­ry gene­ra­li­za­tion an immu­table law about the Oriental nature, tem­pe­rament, men­ta­li­ty, cus­tom, or type ; and, above all, to trans­mute living rea­li­ty into the stuff of texts, to pos­sess (or think one pos­sesses) actua­li­ty main­ly because nothing in the Orient seems to resist one’s powers : these are the fea­tures of Orientalist pro­jec­tion enti­re­ly rea­li­zed in the Description de l’Égypte, itself enabled and rein­for­ced by Napoleon’s whol­ly Orientalist engulf­ment of Egypt by the ins­tru­ments of Western know­ledge and power.

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« Projets » L’Orientalisme [1978]
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chap. 1  : « Le domaine de l’Orientalisme »
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trad.  Catherine Malamoud
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p. 161