Le monde de ceux qui écrivent et doivent écrire est plein de grands mots et de grandes notions qui ont perdu leur contenu. Les attributs des grands hommes et des grands enthousiasmes survivent à leurs prétextes, c’est pourquoi il y a toujours une quantité d’attributs de reste. Ils ont été créés un beau jour par un grand homme pour un autre grand homme, mais ces hommes sont morts depuis longtemps, et il faut utiliser ces notions survivantes. C’est pourquoi l’on passe son temps à chercher des hommes pour les épithètes. La « puissante plénitude » de Shakespeare, l’« universalité » de Goethe, la « profondeur psychologique » de Dostoïevski et toutes les autres images qu’une longue évolution littéraire nous a léguées flottent par centaines dans la tête de ceux qui écrivent, et s’ils écrivent aujourd’hui d’un stratège du tennis qu’il est « insondable », ou d’un poète à la mode qu’il est « grand », c’est simplement pour écouler ces stocks. On comprend donc qu’ils soient reconnaissants lorsqu’ils peuvent placer sans perte chez quelqu’un les mots de leur assortiment. Mais ce doit être un homme dont l’importance est déjà un fait établi, afin que l’on puisse comprendre que ces mots trouvent sur lui leur place, même s’il n’importe nullement de savoir où. Arnheim était un de ces hommes : car Arnheim était Arnheim, et sur Arnheim c’était encore Arnheim qu’on voyait ; étant l’héritier de son père, il était né événement, et il n’était pas question de mettre en doute l’actualité de ses propos. Il lui suffisait de faire le petit effort de dire n’importe quoi que l’on pût, avec un peu de bonne volonté, juger important. Et c’est encore Arnheim lui-même qui traduisit cela en un juste principe : « Savoir se faire comprendre de ses contemporains, de là dépend pour une grande part l’importance réelle d’un homme », aimait-il à dire.
01 09 24
Musil, L’homme sans qualités
, ,
t. 1
,
chap. 77
: « Arnheim en ami des journalistes »
,
trad.
Philippe Jaccottet
, , ,
p. 410