01 09 24

Musil, L’homme sans qualités

Le monde de ceux qui écrivent et doivent écrire est plein de grands mots et de grandes notions qui ont per­du leur conte­nu. Les attri­buts des grands hommes et des grands enthou­siasmes sur­vivent à leurs pré­textes, c’est pour­quoi il y a tou­jours une quan­ti­té d’attributs de reste. Ils ont été créés un beau jour par un grand homme pour un autre grand homme, mais ces hommes sont morts depuis long­temps, et il faut uti­li­ser ces notions sur­vi­vantes. C’est pour­quoi l’on passe son temps à cher­cher des hommes pour les épi­thètes. La « puis­sante plé­ni­tude » de Shakespeare, l’« uni­ver­sa­li­té » de Goethe, la « pro­fon­deur psy­cho­lo­gique » de Dostoïevski et toutes les autres images qu’une longue évo­lu­tion lit­té­raire nous a léguées flottent par cen­taines dans la tête de ceux qui écrivent, et s’ils écrivent aujourd’hui d’un stra­tège du ten­nis qu’il est « inson­dable », ou d’un poète à la mode qu’il est « grand », c’est sim­ple­ment pour écou­ler ces stocks. On com­prend donc qu’ils soient recon­nais­sants lorsqu’ils peuvent pla­cer sans perte chez quelqu’un les mots de leur assor­ti­ment. Mais ce doit être un homme dont l’importance est déjà un fait éta­bli, afin que l’on puisse com­prendre que ces mots trouvent sur lui leur place, même s’il n’importe nul­le­ment de savoir où. Arnheim était un de ces hommes : car Arnheim était Arnheim, et sur Arnheim c’était encore Arnheim qu’on voyait ; étant l’héritier de son père, il était né évé­ne­ment, et il n’était pas ques­tion de mettre en doute l’actualité de ses pro­pos. Il lui suf­fi­sait de faire le petit effort de dire n’importe quoi que l’on pût, avec un peu de bonne volon­té, juger impor­tant. Et c’est encore Arnheim lui-même qui tra­dui­sit cela en un juste prin­cipe : « Savoir se faire com­prendre de ses contem­po­rains, de là dépend pour une grande part l’importance réelle d’un homme », aimait-il à dire.

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t. 1
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chap. 77  : « Arnheim en ami des jour­na­listes »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 410