22 04 20

Quand, opé­rant sur des réa­li­tés, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l’i­dée géné­rale de « fruit » ; quand, allant plus loin, je m’i­ma­gine que mon idée abs­traite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, consti­tue l’es­sence véri­table de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en lan­gage spé­cu­la­tif — que « le fruit » est la « sub­stance » de la poire, de la pomme, de l’a­mande, etc. Je dis donc que ce qu’il y a d’es­sen­tiel dans la poire ou la pomme, ce n’est pas d’être poire ou pomme. Ce qui est essen­tiel dans ces choses, ce n’est pas leur être réel, per­cep­tible aux sens, mais l’es­sence que j’en ai abs­traite et que je leur ai attri­buée, l’es­sence de ma repré­sen­ta­tion : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l’a­mande, etc., sont de simples formes d’exis­tence, des modes « du fruit ». […] Les divers fruits pro­fanes sont diverses mani­fes­ta­tions vivantes du « fruit unique » ; ce sont des cris­tal­li­sa­tions que forme « le fruit » lui-même. C’est ain­si, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une exis­tence de pomme, dans la poire une exis­tence de poire. Il ne faut donc plus dire, comme quand on consi­dé­rait la sub­stance : la poire est « le fruit », la pomme est « le fruit », l’a­mande est « le fruit » ; mais bien : « le fruit » se pose comme poire, « le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les dif­fé­rences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les auto­dif­fé­ren­cia­tions « du fruit », et elles font des fruits par­ti­cu­liers des chaî­nons dif­fé­rents dans le pro­cès vivant « du fruit ». « Le fruit » n’est donc plus une uni­té vide, indif­fé­ren­ciée ; il est l’u­ni­té en tant qu’u­ni­ver­sa­li­té, en tant que « tota­li­té » des fruits qui forment une « série orga­ni­que­ment arti­cu­lée ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une exis­tence plus déve­lop­pée, plus pro­non­cée, pour finir, en tant que « réca­pi­tu­la­tion » de tous les fruits, par être en même temps l’u­ni­té vivante qui tout à la fois contient, dis­sout en elle-même cha­cun d’eux et les engendre, de la même façon que toutes les par­ties du corps se dis­solvent sans cesse dans le sang et sont sans cesse engen­drées à par­tir du sang.
On le voit : alors que la reli­gion chré­tienne ne connaît qu’une incar­na­tion de Dieu, la phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive a autant d’in­car­na­tions qu’il y a de choses ; c’est ain­si qu’elle pos­sède ici, dans chaque fruit, une incar­na­tion de la sub­stance, du fruit abso­lu. Pour le phi­lo­sophe spé­cu­la­tif, l’in­té­rêt prin­ci­pal consiste donc à engen­drer l’exis­tence des fruits réels pro­fanes et à dire d’un air de mys­tère qu’il y a des pommes, des poires, des amandes et des rai­sins de Corinthe.

La Sainte Famille
1845
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