24 04 20

En février 1849, on orga­ni­sa des ban­quets de récon­ci­lia­tion. On esquis­sa un pro­gramme com­mun, on créa des comi­tés élec­to­raux com­muns, et l’on pré­sen­ta des can­di­dats com­muns. On enle­va aux reven­di­ca­tions sociales du pro­lé­ta­riat leur pointe révo­lu­tion­naire, et on leur don­na une tour­nure démo­cra­tique. On enle­va aux reven­di­ca­tions démo­cra­tiques de la petite bour­geoi­sie leur forme pure­ment poli­tique, et on fit res­sor­tir leur pointe socia­liste. C’est ain­si que fut créée la social-démo­cra­tie.
[…] Il ne fau­drait pas par­ta­ger cette concep­tion bor­née que la petite bour­geoi­sie a pour prin­cipe de vou­loir faire triom­pher un inté­rêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les condi­tions par­ti­cu­lières de sa libé­ra­tion sont les condi­tions géné­rales en dehors des­quelles la socié­té moderne ne peut être sau­vée et la lutte des classes évi­tée. Il ne faut pas s’i­ma­gi­ner non plus que les repré­sen­tants démo­crates sont tous des shop­kee­pers (bou­ti­quiers) ou qu’ils s’en­thou­siasment pour ces der­niers. Ils peuvent, par leur culture et leur situa­tion per­son­nelle, être sépa­rés d’eux par un abîme. Ce qui en fait les repré­sen­tants de la petite bour­geoi­sie, c’est que leur cer­veau ne peut dépas­ser les limites que le petit bour­geois ne dépasse pas lui-même dans sa vie, et que, par consé­quent, ils sont théo­ri­que­ment pous­sés aux mêmes pro­blèmes et aux mêmes solu­tions aux­quelles leur inté­rêt maté­riel et leur situa­tion sociale poussent pra­ti­que­ment les petits bour­geois. Tel est, d’une façon géné­rale, le rap­port qui existe entre les repré­sen­tants poli­tiques et lit­té­raires d’une classe et la classe qu’ils repré­sentent.
[…] Mais le démo­crate, parce qu’il repré­sente la petite bour­geoi­sie, par consé­quent une classe inter­mé­diaire, au sein de laquelle s’é­moussent les inté­rêts de deux classes oppo­sées, s’i­ma­gine être au-des­sus des anta­go­nismes de classe. Les démo­crates recon­naissent qu’ils ont devant eux une classe pri­vi­lé­giée, mais eux, avec tout le reste de la nation, ils consti­tuent le peuple. Ce qu’ils repré­sentent, c’est le droit du peuple ; ce qui les inté­resse, c’est l’in­té­rêt du peuple. Ils n’ont donc pas besoin, avant d’en­ga­ger une lutte, d’exa­mi­ner les inté­rêts et les posi­tions des dif­fé­rentes classes. Ils n’ont pas besoin de peser trop minu­tieu­se­ment leurs propres moyens. Ils n’ont qu’à don­ner le signal pour que le peuple fonce avec toutes ses res­sources inépui­sables sur ses oppres­seurs. Mais si, dans la pra­tique, leurs inté­rêts appa­raissent sans inté­rêt, et si leur puis­sance se révèle comme une impuis­sance, la faute en est ou aux sophistes cri­mi­nels qui divisent le peuple indi­vi­sible en plu­sieurs camps enne­mis, ou à l’ar­mée qui est trop abru­tie et trop aveu­glée pour consi­dé­rer les buts de la démo­cra­tie comme son propre bien, ou encore, c’est qu’un détail d’exé­cu­tion a tout fait échouer, ou, enfin, c’est qu’un hasard impré­vu a fait perdre cette fois la par­tie. En tout cas, le démo­crate sort de la défaite la plus hon­teuse tout aus­si par qu’il était inno­cent lors­qu’il est entré dans la lutte, avec la convic­tion nou­velle qu’il doit vaincre, non pas parce que lui et son par­ti devront aban­don­ner leur ancien point de vue, mais parce que, au contraire, les condi­tions devront mûrir.

Les 18 Brumaire de Louis Bonaparte
1851
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