07 09 20

[…] on est condi­tion­né à se déro­ber avec mau­vaise conscience ; c’est à quoi on recon­naît une ins­ti­tu­tion.
Une ins­ti­tu­tion est une situa­tion où les gens, à par­tir de mobiles qui ne sont pas néces­sai­re­ment idéa­listes – faire car­rière, ne pas se brouiller avec le milieu, ne pas vivre en état de déchi­re­ment –, sont ame­nés à rem­plir des fins idéales, aus­si scru­pu­leu­se­ment que s’ils s’in­té­res­saient à ces fins par goût per­son­nel ; on voit donc que les valeurs qui sont à l’o­ri­gine et à la fin d’une ins­ti­tu­tion ne sont pas celles qui la font durer. D’où une ten­sion per­pé­tuelle entre le dés­in­té­res­se­ment que sup­posent les fins de l’ins­ti­tu­tion et l’é­goïsme natu­rel de ses membres ; par­mi les éver­gètes, les uns ren­ché­rissent de géné­ro­si­té, car noblesse oblige, d’autres essaient de se déro­ber et de fuir à la cam­pagne, non sans mau­vaise conscience, d’autres s’exé­cutent avec la san­té morale des ambi­tions, d’autres enfin échappent au déchi­re­ment et deviennent un exemple pour tous en jouant le rôle de « grandes consciences », qui ne font rien de plus que les autres, mais le font par pur res­pect, par une sorte de conscience pro­fes­sion­nelle d’é­ver­gètes. L’origine de ces déchi­re­ments est la dia­lec­tique du « tous » et du « cha­cun », si fré­quente en his­toire : s’il était de l’in­té­rêt de tous les notables que l’ins­ti­tu­tion éver­gé­tique fonc­tion­nât bien et conten­tât la plèbe, il était aus­si de l’in­té­rêt de cha­cun d’eux de ne pas s’im­mo­ler à l’i­déal ; ils échap­pèrent à ce déchi­re­ment en sécré­tant une morale de classe, l’i­déal éver­gé­tique, pour échap­per à ce dilemme que les théo­ri­ciens des jeux de stra­té­gie ont ren­du célèbre sous le nom de dilemme des deux pri­son­niers : cha­cun a inté­rêt à ce que les autres fassent leur devoir, mais ne consent à faire le sien que s’il est sûr que les autres le feront effec­ti­ve­ment.
Comment on écrit l’his­toire
Seuil 1971
p. 271
évergétisme institution Veyne