[…] on est conditionné à se dérober avec mauvaise conscience ; c’est à quoi on reconnaît une institution.
Une institution est une situation où les gens, à partir de mobiles qui ne sont pas nécessairement idéalistes – faire carrière, ne pas se brouiller avec le milieu, ne pas vivre en état de déchirement –, sont amenés à remplir des fins idéales, aussi scrupuleusement que s’ils s’intéressaient à ces fins par goût personnel ; on voit donc que les valeurs qui sont à l’origine et à la fin d’une institution ne sont pas celles qui la font durer. D’où une tension perpétuelle entre le désintéressement que supposent les fins de l’institution et l’égoïsme naturel de ses membres ; parmi les évergètes, les uns renchérissent de générosité, car noblesse oblige, d’autres essaient de se dérober et de fuir à la campagne, non sans mauvaise conscience, d’autres s’exécutent avec la santé morale des ambitions, d’autres enfin échappent au déchirement et deviennent un exemple pour tous en jouant le rôle de « grandes consciences », qui ne font rien de plus que les autres, mais le font par pur respect, par une sorte de conscience professionnelle d’évergètes. L’origine de ces déchirements est la dialectique du « tous » et du « chacun », si fréquente en histoire : s’il était de l’intérêt de tous les notables que l’institution évergétique fonctionnât bien et contentât la plèbe, il était aussi de l’intérêt de chacun d’eux de ne pas s’immoler à l’idéal ; ils échappèrent à ce déchirement en sécrétant une morale de classe, l’idéal évergétique, pour échapper à ce dilemme que les théoriciens des jeux de stratégie ont rendu célèbre sous le nom de dilemme des deux prisonniers : chacun a intérêt à ce que les autres fassent leur devoir, mais ne consent à faire le sien que s’il est sûr que les autres le feront effectivement.
07 09 20