L’inégale difficulté à apercevoir les événements tient, si je compte bien, à sept raisons au moins. L’événement est différence, or l’histoire s’écrit au moyen de sources dont les rédacteurs trouvent si naturel, leur propre société qu’ils ne la thématisent pas. Ensuite les « valeurs ne se trouvent pas dans ce que les gens disent, mais dans ce qu ’ils font et les intitulés officiels sont le plus souvent trompeurs ; les mentalités ne sont pas mentales. Troisièmement, les concepts sont une source perpétuelle de contresens parce qu’ils banalisent et qu’ils ne peuvent pas transporter sans précaution d’une période à l’autre. Quatrièmement l’historien a tendance à arrêter l’explicitation des causes sur la première liberté, la première cause matérielle et le premier hasard venus. Quinto, le réel offre une certaine résistance à l’innovation ; qu’elle soit entreprise politique ou composition d’un poème, une œuvre a plus vite fait de suivre les vieilles ornières d’une tradition qui semble si naturelle qu’elle n’est pas consciente. Sexto, l’explication historique est régression à l’infini ; quand nous aboutissons à de la tradition, à de la routine, à de l’inertie, il est difficile de dire si c’est une réalité ou une apparence dont la vérité se cache plus profondément dais l’ombre non-événementielle. Enfin les faits historiques sont souvent sociaux, collectifs, statistiques : démographie, économie, coutumes ; on ne les aperçoit qu’au bas d’une colonne d’addition ; sinon, on ne les voit pas ou on commet les erreurs les plus étranges sur leur compte.
On voit le caractère hétéroclite de cette liste, que chacun peut compléter à sa guise. Ce panachage suffirait à nous avertir que l’inégale difficulté à voir les événements est une particularité du connaître et non pas de l’être ; il n’existe pas de sous-sol de l’histoire qui exigerait des fouilles pour être découvert. Disons plus précisément que notre petite liste est comme l’envers de la trame d’une étude sur la Critique historique, qui serait à notre avis le vrai sujet d’une étude sur la connaissance historique (le reste, dont il est question dans ce livre, n’est que la partie émergée de l’iceberg). Du moins notre liste peut-elle avoir quelque usage heuristique. L’histoire a besoin d’une heuristique, parce qu’elle ignore ses ignorances : un historien doit commencer par apprendre à voir ce qu’il a sous les yeux, dans les documents. L’ignorance historique ne se dénonce pas d ’elle-même et la vision naïve de l’événementiel paraît à elle-même aussi pleine et entière que la vision la plus fouillée. En effet, là où elle ne discerne pas l’originalité des choses, la pensée historique met à la place de la banalité anachronique, de l’homme éternel. Lisons-nous chez Rabelais des plaisanteries sur le compte des moines que, jugeant de son siècle d’après le nôtre, nous supposons, avec Abel Lefranc et Michelet, que Rabelais était un libre-penseur et il faut que Gilson nous enseigne que « la règle de ce qui était alors autorisé ou excessif en matière de plaisanteries, même religieuses, nous échappe et cette règle ne peut plus être déterminée d’après les impressions qu’éprouve un professeur en l’an de Grâce 1924, lorsqu’il lit le texte de Rabelais ». L’histoire a la propriété de nous dépayser ; elle nous confronte sans cesse avec des étrangetés devant lesquelles notre réaction la plus naturelle est de ne pas voir ; loin de constater que nous n’avons pas la bonne clé, nous n’apercevons même pas qu’il y a une serrure à ouvrir.
07 09 20