Faut-il donc être comme tout le monde parce que la majorité détient réellement le bonheur, ou simplement parce qu’elle règne avec une telle férocité que, hors d’elle, on souffre encore plus que dedans ? Les pédagogues ne répondent pas. Mais ils emploient les mots égalité, santé, justice, liberté, sagesse ; ils disent de quel côté toutes ces vertus existent ; ils disent que ce côté-là a la particularité inattendue d’être implacable avec les autres côtés ; ils ne disent pas que la clef du bonheur humain, dans quelque société qu’on se trouve, est d’appartenir aux plus imbéciles, d’aboyer avec les plus méchants et de seconder les plus forts : mais, s’ils n’osent pas encore l’écrire en toutes lettres, leurs élèves comprennent très bien à demi-mot.
D’ailleurs, la férocité de cette majorité heureuse n’est sans doute qu’une protection légitime de son bonheur contre le petit nombre d’enragés qui essaient de lui nuire. Nos souffrances viennent d’un défaut d’unanimité dans les goûts, les comportements, les aspects, les âges, les états : et donc tout ce qui peut aplanir les différences est bon. Conditionnement général, bien sûr, identité dans les actes que tous accomplissent au même moment, dans les pensées, les indignations, les admirations, les rires que tous auront devant les mêmes choses, adoption des mêmes valeurs, élimination des discordances, guérison des révoltés, suppression des inadaptables, rééducation des non-producteurs, prisons, asiles, hospices, maisons de la culture, mouroirs pour les vieux, barbelés pour les infirmes, pourrissoirs pour les immigrés, pénitenciers pour les orphelins, oubliettes où jeter tout homme dont la race, la couleur, l’âge, le passé, l’activité, l’état de santé, les mœurs, les opinions, les habitudes, les refus souilleraient l’harmonie des normaux. Cela, nous le faisons et on ne trouve que des nations sous-développées pour ne pas détenir encore tous ces instruments de bonheur. Seul notre conditionnement est imparfait : certains passent à côté de la forge. Qu’on remédie à cela, et enfin règneront la concorde, la tranquillité, la sûreté des choses ; les générations à venir hériteront d’une société parfaite, et les cinq milliards d’années qui nous séparent de la fin du monde se dérouleront sans un heurt.
Si, la nuit, un importun m’empêche de dormir avec son tapage, et que je proteste, et qu’il me dit que ce tapage est la plus belle musique de la terre, je répondrai à juste titre que c’est l’heure du sommeil et non de la beauté. Or le bonheur, quant à lui, est un sommeil éternel. Rien de plus légitime que de le protéger contre les malades atteints d’insomnie.
Je vois donc bien ce qui sépare la majorité heureuse et les minoritaires : la première ne souffre que de l’existence des seconds ; tandis que ceux-ci souffrent d’eux-mêmes et, pour une poignée qu’ils sont, empêchent que règne un bonheur unanime. Voilà pourquoi il faut ressembler aux autres pour être heureux, et pourchasser les différences pour le demeurer.
Ce que j’écris là montre aussi que je me sous-estime, et que, lorsque je le veux, je suis capable de raisonner aussi bien que quiconque. Serait-ce qu’en prétendant que mes vices sont inguérissables je cherche seulement une excuse, et qu’en réalité je pourrais, et même sans aucune aide, me redresser et reprendre la bonne voie ? Je n’ose pas répondre. J’ai plutôt l’impression désolante qu’au nombre de mes perversités je cultive celle de m’imaginer normal, et que, si je ne me corrige pas, c’est que je suis sincèrement convaincu de ressembler déjà à n’importe qui. Mais pourquoi suis-je si souvent le seul de cette opinion ? Il faudra bien des années avant que je le comprenne.
Mes mauvaises mœurs, pour ne parler que d’elles, me semblent infiniment banales, et je conçois sans peine une société où on les imposerait au nom de valeurs moyennes et des idées majoritaires qui les condamnent dans la nôtre. Pas une retouche à faire.
Dans cette société homosexuelle moyenne, petite-bourgeoise, le sens commun affirmerait, par exemple, que si l’homme est supérieur à l’animal il doit se libérer de l’instinct qui le pousse à forniquer entre sexes comme les bêtes (le moindre batracien d’église ou de cellule syndicale peut comprendre cet argument-là). On ajouterait qu’asservir l’amour à la procréation n’est qu’une absurdité, puisque nul n’a jamais passé, à se reproduire, les soixante ou quatre-vingts ans de sensualité dont il dispose à sa naissance.(cela se dit communément dans notre société à nous, je continue). Ceux qui assimilent le plaisir à l’unique situation où l’on engendre sont donc des idiots ou des fous. Et c’est à une qualité plus élevée, plus étendue de relations que doit servir cet immense réservoir de désir amoureux dont seule l’humanité a été pourvue, nul ne sait pourquoi. On dit encore que l’accouplement ravale la femme au rang d’objet et de victime ; qu’on abuse d’elle en utilisant les particularités morphologiques qu’elle a héritées de notre passé bestial ; que c’est une monstruosité d’infliger une pénétration à un être humain qui ne pourra pas vous le rendre, ni aujourd’hui ni jamais. Voilà la théorie morale : elle ne contient ni extravagances ni sophismes inédits. Le reste est, bien entendu, affaire de choix de société. On décide que, pour émanciper l’homme et la femmes des horreurs inégalitaires du coït, et pour détourner au profit de l’unité sociale nos désirs trop abondants, il faut imposer l’homosexualité de masse. Une législation fondée sur ces principes réprimera donc le crime de bestialité, c’est-à-dire les actes hétérosexuels. (Après quelques siècles de mises à mort, de psychiatrie et de propagande sans relâche, on libéralise un peu, comme il se doit.)
Par ailleurs, en reprenant l’aphorisme d’un illustre biologiste, on dira que l’adulte est seulement la forme que l’enfant est contraint d’adopter pour se reproduire. Et, si l’hygiène fait que, au lieu de mourir peu d’années après être tombés dans l’état adulte, nous y vivons beaucoup plus longtemps que dans l’autre, nous ne devons pas oublier où se trouve le comble des perfections humaines : intelligence, liberté, invention, sociabilité, esprit communautaire, gaieté, bonté, courage, spontanéité, générosité, douceur, malice, richesse affective, solidarité, loyauté, beauté, etc., à savoir dans l’enfance. Tout individu de moins de treize ou quatorze ans est donc le modèle de ce qu’il faut aimer après cet âge. Les adultes des deux sexes ont permission d’infantiliser leur personne : notamment décolorer, boucler leurs cheveux, les rendre fins, soyeux et doux, se farder pour avoir de grands yeux expressifs, de longs cils tendres, se rougir les pommettes et les lèvres pour afficher les couleurs du premier âge, s’épiler le visage et le corps, se poncer la peau, la racler, la masser, la hâler, amincie et assouplir leur chair, se laver à longueur de jour pour atténuer l’odeur adulte, percher haut leur voix, la moduler dans tous les timbres, trépigner et hurler d’un ton saugrenu, copier la justesse, l’innocence et la vivacité des gestes enfants, des poses enfantines, des façons enfantines de se coucher, s’asseoir, manger, regarder, répondre, rire, pleurer, étreindre ; adopter des mimiques excessives ou menues, candides ou perverses, bêtasses ou rêveuses, sensuelles ou mutines : bref, caricaturer l’enfance, comme les femmes seulement y sont contraintes dans notre société à nous.
(Et on sait quel objet de désir elles sont quand elles y parviennent bien ; quelles redoutées ou délaissées, au contraire, si elles ont l’air adulte.)
On se reproduit par insémination planifiée, l’homosexualité étant (aucun savant ne nierait cela) un moyen de contrôler les naissances infiniment plus commode et sûr que les pilules de l’ouest ou des marteaux de l’est. Les enfants ne sont à personne les adultes qui ayant accepté de donner leur sperme ou de prêter leur utérus, gardent pour eux les enfants qu’ils ont faits, sont accusés d’infanticide et mis à mort. La stupidité animale illustre qu’aucun esprit ne peut progresser dans un cercle aussi étroit que celui des géniteurs. Donc, si on veut épanouir un enfant, il faut qu’il soit libre d’aller où il veut, parler à qu’il veut, et qu’à travers des centaines de rencontres, de bavardages, d’associations, d’initiatives, de risques, d’expériences, d’hébergements, d’amitiés avec des gens de tout âge, toute culture, tout lieu, toute race, tout métier, il puisse mettre son esprit à la mesure de la société. Lui refuser cela, c’est l’assassiner, en faire un crétin qui craint les autres, qui ne sait pas se gouverner, qui n’aperçoit pas les liens entre les choses, qui n’a aucune lumière sur la vie sociale et ne pourra fournir aucune solution juste aux problèmes qu’elle pose, qui est figé dans la misérable occupation à laquelle il s’accroche, et que toute différence, toute nouveauté rend méchant, tout objet rend possessif, tout désir rend replié et sournois. C’est pourquoi on assimile à des meurtriers (et un tel enfant vaut même moins qu’un cadavre) les adultes qui se livrent au crime de reconstitution de famille.
Une fois cette civilisation bien en place, elle admet qu’une minorité, incapable de s’élever jusqu’à la pédérastie, pourra rechercher librement des plaisirs hétéros entre adultes, sans qu’il s’agisse d’un délit. Bien sûr, il faudra s’en cacher. Mais on reconnaît facilement les hétéros : ça se sent. Lorsqu’ils vous regardent, il y a dans leurs yeux un mélange de honte, de dissimulation et de convoitise, quelque chose de faux et de gêné. Sont-ils avec des hommes, ils n’observent que les femmes qui passent – et, s’il s’agit de femmes, elles dévisagent les mâles juste comme un mâle le ferait, mais avec un air moite et piteux. On rejette ces citoyens débauchés ; s’ils vous accostent, on les dénonce, les injurie ou les corrige ; si deux d’entre eux se tiennent ensemble, on les moque, on les réprimande, on les menace et les dissocie,on les met en quarantaine, on les exclut du groupe. En dépit de cela, ils semblent mal à l’aise : aucune franchise en eux, aucune clarté, aucun naturel, aucune relation détendue, ouverte et confiante avec autrui ; ils ne s’intègrent à rien.
Quand ils se rassemblent dans leurs réduits spéciaux, ils parodient grotesquement, les femmes, en se féminisant, la coquetterie des poules, les hommes, en se virilisant, la lourdeur des gorilles. Ils ont besoin de ces travestis pour se désirer, car ils ne sont même pas convaincus d’être désirables les uns pour les autres. C’est aussi leur haine maladive des normes homosexuelles, la peur panique qu’ils ressentent devant les gens de leur sexe, qui leur inspirent ces déguisements, ces grimaces, sans lesquels hommes et femmes se ressemblent trop : or hétéro veut dire « autre », d’après le grec heteros (ils se servent du grec), et les voilà à se fabriquer des différences pour être sûrs qu’ils pratiquent bien leur vice et non l’amour normal.
On imagine quelle indigence sexuelles, affective et intellectuelle produit cette obligation de se falsifier pour être chacun le prétendu contraire de l’autre : comme des fous qui décideraient, pour s’associer, de n’utiliser l’un que sa jambe et son bras gauches, l’autre que sa jambe et son bras droits, bien qu’ils aient tous leurs membres.
Ces infirmités les rendent inaptes à comprendre autrui (ils se ‚prétendent hétérophiles, mais l’autre leur paraît toujours effrayant et lointain) et à effectuer la plupart des tâches collectives : car ils divisent tout ce qu’ils touchent. Parmi les objets, les idées, les sentiments, les actes, les plus malades discriminent même une part qui serait réservée à un sexe et une part qui serait destinée à l’autre. Il suffit de quelques hétéros non dépistés dans un groupe pour que l’organisation homosexuelle du travail tombe en ruine, au désespoir de chacun, jusqu’à ce qu’on retrouve la cause et qu’on expulse les diviseurs.
Ils manifestent en général un grand mépris des enfants, et ont le réflexe bestial de vouloir les dominer et se les approprier. Ils n’hésitent pas à leur donner des ordres, et même à les frapper. Ces crimes, ces influences rendent les jeunes incapables d’agir de façon responsable dans la société : on montre ici et là quelques tarés serviles, ignares et agressifs, qui furent autrefois victimes des hétéros.
En contrepartie, leurs infirmités aident à les détecter précocement. Voit-on, parmi les enfants, un loubard qui n’aime rien, ne sent rien, tyrannise les autres ou chercher maniaquement à leur obéir, une fillette qui fait les évaporées et des fautes d’orthographe, un rechigneur ou une mijaurée qui ne s’accouplent jamais à personne, aussitôt un examen psychologique permet d’en connaître la raison, qui heureusement n’est pas toujours aussi affreuse que l’hétéromanie. Car elle est inguérissable les chocs électriques ou la lobotomie frontale la suppriment, mais ils provoquent une déchéance mentale définitive : les malades en deviennent plutôt débiles qu’homosexuels véritables.
Pour éviter que les hétéros invétérés contaminent la société normale, on leur accorde quelques bars ou boîtes de nuit où ils peuvent se réunir. Toutefois, police et voisins les importunent assez pour qu’ils aient peur de s’y rendre, les plus riches ou les plus débauchés mis à part. On ratisse les lieux de rencontre qu’ils improvisent dans la ville : jardins, gares, hôtels borgnes, fêtes foraines. On a dû détruire quantité d’urinoirs publics parce que, profitant de l’anonymat et de la rapidité des passages, hommes et femmes hétéros y voyaient un moyen efficace et sans risques de se rencontrer, de se reconnaître, de s’exhiber les uns aux autres leurs organes sexuels, et même d’assouvir leurs appétits trop longtemps réfrénés. Quel citoyen normal choisirait de réfugier ses plaisirs dans un endroit aussi dégoûtant ? Mais les hétéros ont perdu toute dignité, n’importe quelle solution les contente, tout expédient les attire, et même, plus le moyen est précaire, abaissant et malpropre, plus il les délecte.
La police envoie, dans les urinoirs qui restent en place, des provocateurs qui font semblant d’être hétéros. Cela permet d’emprisonner quelques pervers : puisqu’aucune loi ne condamne leur existence, il faut bien inventer d’autres moyens de les soumettre à la justice. L’Intérieur s’y emploie.
Bien sûr, on leur interdit de s’afficher ensemble, l’exemple serait trop dangereux pour la jeunesse. Et le spectacle de ces hommes prenant des femmes par la main ou le cou soulèverait le cœur des passants. Il y aurait vite une rixe, un trouble, une bagarre. Certes, ils peuvent circuler dehors, et mêmes à deux s’ils y tiennent : en effet, s’ils ne se regardent pas, ne se touchent pas, ne s’embrassent pas, évitent toute parole et tout geste équivoques, ils n’ont pas de représailles à redouter. Cette contrainte minime ne pèse sur eux que de leur enfance à leur mort : et cependant elle les rend fourbes, et obsédés d’étreintes, de tripotages. Ils n’y mettent aucun égard et, loin de pratiquer cette cour aimable et ces tendresses dont l’amour homosexuel orne si joliment nos bancs publics, nos cafés, nos métros, les hétéros se jettent les uns sur les autres comme des animaux. Dieu merci, c’est en cachette.
Dès les premiers temps de la vie, dès les premières personnes qui se penchent sur le berceau des nouveau-nés, qui les caressent, les masturbent, chatouillent leur anus incontrôlé, on donne aux enfants l’habitude des contacts homosexuels. Il faut être vigilant, et ne rien ménager pour que leur érotisme puisse surmonter la génialité bestiale. On leur parle de leur corps, de leur beauté, on leur fait apprécier la douceur des mots obscènes, o les mélange à beaucoup de citoyens de tout âge afin qu’ils s’accoutument à la pluralité et à déterminer eux-mêmes les compagnies qu’ils préfèrent. Toutefois, s’ils paraissent s’attacher trop à des représentants de l’autre sexe, on brise au plus vite ces amitiés dangereuses.
Plus tard, il s découvrent que les plaisirs homosexuels sont le ciment de toute harmonie et de toute activité. On les met sévèrement en garde contre les relations exclusives de couple, survivance antisociale de l’hétéromanie, vice narcissique et borné. On les habitue à mêler le plaisir amoureux aux circonstances collectives où la vie les place, travail, culture, loisirs. Chaque année, on récompense (éloges, bonbons, couronne de roses) les enfants qui ont fait l’amour avec le plus grand nombre de citoyens (dont une proportion équitable de partenaires laids, infirmes ou gâteux), et donné par là à chacun l’exemple d’une parfaite adaptation de leur sexualité au devoir civique. Ainsi, il ne vient à personne l’idée immonde de privatiser le sexe, de se refuser à autrui ou de rester chaste.
On prévient les enfants contre les ridicules de la virilisation et de la féminisation ; on leur dit quelle déchéance les menace s’ils deviennent hétéros, quelle infériorité, quel isolement. On leur apprend à reconnaître les pervers et déjouer leurs invites. Du premier mot qu’ils entendent et jusqu’à l’âge adulte, toutes les conversations, tous les livres les jouets, les films et les dessins animés, les journaux, toutes les bandes dessinées, les émissions télévisées, les publicités, tous les enseignements de toutes les disciplines incitent les jeunes à l’homosexualité et leur font mépriser et haïr l’inverse.
Les adultes, quant à eux, abordent parfois la question scabreuse des « minorités sexuelles ». Il faut savoir en parler. Certains se flattent d’avoir des amis hétéros, mais cette affection de tolérance leur sert souvent à déguiser leur propre perversion. En contrepartie, c’est sur l’homosexualité et la pédophilie que restent centrée, là encore, toute la communication humaine : livres, films, télévision, radio, journaux, université, sciences, philosophie, sexologie, photographie, peinture, sports, documents sur les chefs d’État, les grands hommes et grandes femmes, interviews, théâtre, mime, pornographie, la mode, les jeux, les vacances, la philatélie, la gastronomie, la religion, l’élevage des puces, l’art officiel et les recherches marginales. Grâce à quoi les membres de cette société auraient peine à trouver dans leur esprit ou dans leur corps la plus infime trace de désir pour le sexe opposé, et sont donc unanimement convaincus que l’homosexualité est dictée par la Nature – celle du genre humain.
18 01 16