18 01 16

Je ne suis et tu n’es, dans les vastes flux des choses, qu’un point d’arrêt favo­rable au rejaillis­se­ment. Ne tarde pas à prendre une exacte conscience de cette posi­tion angois­sante : s’il t’arrivait de t’attacher à des buts enfer­més dans ces limites où per­sonne n’est en jeu que toi, ta vie serait celle du grand nombre, elle serait pri­vée de mer­veilleux. Un court moment d’arrêt : le com­plexe, le doux, le violent mou­ve­ment des mondes se fera de ta mort une écume écla­bous­sante. Les gloires, la mer­veille de ta vie tiennent à ce rejaillis­se­ment du flot qui ne nouait en toi dans l’immense bruit de cata­racte du ciel.
Les fra­giles parois de ton iso­le­ment où se com­po­saient les mul­tiples arrêts, les obs­tacles de la conscience, n’auront ser­vi qu’à réflé­chir un ins­tant l’éclat de ces uni­vers au sein des­quels tu ne ces­se­ras jamais d’être per­du.
S’il n’y avait que ces uni­vers mou­vants, qui ne ren­con­tre­raient jamais de remous cap­tant les cou­rants trop rapides d’une conscience indis­tincte, quand elle lie nous ne savons quel brillant inté­rieur, infi­ni­ment vague, aux plus aveugles mou­ve­ments de la nature, faute d’obstacles, ces mou­ve­ments seraient moins ver­ti­gi­neux. L’ordre sta­bi­li­sé des appa­rences iso­lées est néces­saire à la conscience angois­sée des crues tor­ren­tielles qui l’emportent. Mais s’il est pris pour ce qu’il paraît, s’il enferme dans un atta­che­ment peu­reux, il n’est plus que l’occasion d’une erreur risible, une exis­tence étio­lée de plus marque un point mort, un absurde petit tas­se­ment, oublié, pour peu de temps, au milieu de la bac­cha­nale céleste.
D’un bout à l’autre de cette vie humaine, qui est notre lot, la conscience du peu de sta­bi­li­té, même du pro­fond manque de toute véri­table sta­bi­li­té, libère les enchan­te­ments du rire. Comme si brus­que­ment cette vie pas­sait d’une soli­di­té vide et triste à l’heureuse conta­gion de la cha­leur et de la lumière, aux libres tumultes que se com­mu­niquent les eaux et les airs : les éclats et les rebon­dis­se­ments du rire suc­cèdent à la pre­mière ouver­ture, à la per­méa­bi­li­té d’aurore du sou­rire. Si un ensemble de per­sonnes rit d’une phrase déce­lant une absur­di­té ou d’un geste dis­trait, il passe en elles un cou­rant d’intense com­mu­ni­ca­tion. Chaque exis­tence iso­lée sort d’elle-même à la faveur de l’image tra­his­sant l’erreur de l’isolement figé. Elle sort d’elle-même en une sorte d’éclat facile, elle s’ouvre en même temps à la conta­gion d’un flot qui se réper­cute, car les rieurs deviennent ensemble comme les vagues de la mer, il n’existe plus entre eux de cloi­son tant que dure le rire, ils ne sont pas plus sépa­rés que deux vagues, mais leur uni­té est aus­si indé­fi­nie, aus­si pré­caire que celle de l’agitation des eaux.
Le rire com­mun sup­pose l’absence d’une véri­table angoisse, et pour­tant il n’a pas d’autre source que l’angoisse. Ce qui l’engendre jus­ti­fie ta peur. On ne peut conce­voir que chu, tu ne sais d’où, dans cette immen­si­té incon­nue, aban­don­né à l’énigmatique soli­tude, condam­né pour finir à som­brer dans la souf­france, tu ne sois pas sai­si d’angoisse. Mais de l’isolement où tu vieillis au sein d’univers voués à ta perte, il t’est loi­sible de tirer cette conscience ver­ti­gi­neuse de ce qui a lieu, conscience, ver­tige, aux­quels tu ne par­viens que noué par cette angoisse. Tu ne pour­rais deve­nir le miroir d’une réa­li­té déchi­rante si tu ne devais te bri­ser…
Dans la mesure où tu opposes un obs­tacles à des forces débor­dantes, tu es voué à la dou­leur, réduit à l’inquiétude. Mais il t’est loi­sible encore d’apercevoir le sens de cette angoisse en toi : de quelle façon l’obstacle que tu es doit se nier lui-même et se vou­loir détruit, du fait qu’il est par­tie des forces qui le brisent. Ce n’est pos­sible qu’à cette condi­tion : que ta déchi­rure n’empêche pas ta réflexion d’avoir lieu, ce qui demande qu’un glis­se­ment se pro­duise (que la déchi­rure soit seule­ment reflé­tée, et laisse pour un temps le miroir intact). Le rire com­mun, sup­po­sant l’angoisse écar­tée, quand il en tire au même ins­tant des rebon­dis­se­ments, est sans doute, de cette tri­che­rie, la forme cava­lière : ce n’est pas le rieur que le rire frappe, mais l’un de ses sem­blables – encore est-ce sans excès de cruau­té.
Les forces qui tra­vaillent à nous détruire trouvent en nous des com­pli­ci­tés si heu­reuses – et par­fois si vio­lentes – que nous ne pou­vons nous détour­ner d’elles sim­ple­ment comme l’intérêt qui nous y porte. Nous sommes conduits à faire la part du feu ». Rarement des hommes sont en état de se don­ner la mort – et non comme le déses­pé­ré mais l’Hindou, se jetant roya­le­ment sous un char de fête. Mais sans aller jusqu’à nous livrer, nous pou­vons livrer, de nous-mêmes, une part : nous sacri­fions des bien qui nous appar­tiennent ou – ce qui nous lie par tant de liens, dont nous dis­tin­guons mal : notre sem­blable. Assurément, ce mot, sacri­fice, signi­fie ceci : que des hommes, du fait de leur volon­té, font entrer quelques biens dans une région dan­ge­reuse, où sévissent des forces détrui­santes. Ainsi sacri­fions-nous celui dont nous rions, l’abandonnant sans nulle angoisse, à quelque déchéance qui nous semble légère (le rire sans doute n’a pas la gra­vi­té du sacri­fice).
Nous ne pou­vons décou­vrir qu’en autrui com­ment dis­pose de nous l’exubérance légère des choses. A peine sai­sis­sons-nous la vani­té de notre oppo­si­tion que nous sommes empor­tés par le mou­ve­ment ; il suf­fit que nous ces­sions de nous oppo­ser, nous com­mu­ni­quons avec le monde illi­mi­té des rieurs. Mais nous com­mu­ni­quons sans angoisse, pleins de joie, ima­gi­nant ne pas don­ner prise nous-mêmes au mou­ve­ment qui dis­po­se­ra pour­tant de nous, quelque jour, avec une rigueur défi­ni­tive.
Sans nul doute, le rieur est lui-même risible et, dans le sens pro­fond, plus que sa vic­time, mais il importe peu qu’une faible erreur – un glis­se­ment – déverse la joie au royaume du rire. Ce qui rejette les hommes de leur iso­le­ment vide et les mêle aux mou­ve­ments illi­mi­tés – par quoi ils com­mu­niquent entre eux, pré­ci­pi­tés avec bruit l’un vers l’autre comme les flots – ne pour­rait être que la mort si l’horreur de ce moi qui s’est replié sur lui-même était pous­sée à des consé­quences logiques. La conscience d’une réa­li­té exté­rieure – tumul­tueuse et déchi­rante – qui naît dans les replis de la conscience de soi – demande à l’homme d’apercevoir la vani­té de ces replis – de les savoir » dans un pres­sen­ti­ment, déjà détruits – mais elle demande aus­si qu’ils durent. L’écume qu’elle est au som­met de la vague demande ce glis­se­ment inces­sant : la conscience de la mort (et des libé­ra­tions qu’à l’immensité des êtres elle apporte) ne se for­me­rait pas si l’on n’approchait la mort, mais elle cesse d’être aus­si­tôt que la mort a fait son œuvre. Et c’est pour­quoi cette ago­nie, comme figée, de tout ce qui est, qu’est l’existence humaine au sein des cieux – sup­pose la mul­ti­tude spec­ta­trice de ceux qui sur­vivent un peu (la mul­ti­tude sur­vi­vante ampli­fie l’agonie, la réflé­chit sans les facettes infi­nies de consciences mul­tiples, où la len­teur figée coexiste avec une rapi­di­té de bac­cha­nale, où la foudre et la chute des morts sont contem­plées): il faut au sacri­fice non seule­ment des vic­times, mais des sacri­fiants ; le rire ne demande pas seule­ment les per­son­nages risibles que nous sommes, il veut la foule incon­sé­quente des rieurs…

L’expérience inté­rieure
Gallimard 1943
angoisse homogène/hétérogène moi physique rire singularité