19 01 16

Une liste – une liste de courses, par exemple – a géné­ra­le­ment l’as­pect d’une bande ver­ti­cale de mots écrits les uns sous les autres, sur une feuille volante ou un bout de papier quel­conque. L’idée de bande est ins­crite dans le mot. Bande à part, pour­rait-on dire, la liste est en marge du lan­gage arti­cu­lé en phrases ou en vers. Il est rare qu’y figurent des verbes conju­gués. Parfois des infi­ni­tifs (pas­ser chez le cor­don­nier), rare­ment des articles, peu d’ad­jec­tifs, pas de ponc­tua­tion, pas d’ad­verbes ni de pré­po­si­tions.
Une liste n’est pas un poème ; ni bien sûr, une prose. Elle peut être le texte d’une chan­son, comme chez Nino Ferrer. Elle n’est pas un inven­taire parce qu’un inven­taire se veut exhaus­tif. Elle n’est ni une série ni une suite, ni une énu­mé­ra­tion. Quand on a fait le tour de ce qu’une liste n’est pas, on peut dire qu’ une liste est une liste et pas autre chose. Toute liste est auto­nome et chaque élé­ment de la liste est auto­nome, de sorte qu’on peut per­mu­ter les élé­ments d’une liste sans que la liste en soit affec­tée, ce qui n’est pas le cas pour une suite ou une série.
Une liste est sans com­men­ce­ment ni fin : à tout moment, en fonc­tion des besoins, on peut l’al­lon­ger, la rac­cour­cir ou y injec­ter des élé­ments nou­veaux. une liste est dis­con­ti­nue mais les élé­ments qui la consti­tuent ne sont pas pour tant des frag­ments. Une liste peut se lire de haut en bas, de bas en haut ou dans la désordre. En fai­sant ses courses au super­mar­ché, on ne suit pas for­cé­ment l’ordre de la liste, sauf si on a pen­sé la liste en fonc­tion du par­cours à suivre.
Bien qu’é­crite par quel­qu’un, une liste est sans auteur. Elle est per­son­nelle. Je suis le seul à com­prendre la logique de ma liste et à pou­voir en faire quelque chose. Supposons que je trouve, aban­don­née dans un caddy(r), la liste des courses de quel­qu’un d’autre, je ne peux rien en faire. Une liste est un secret.
Quel est le temps d’une liste ? L’infinitif pré­sent. Celui qui fait des listes est un anna­liste, pas un his­to­rien. Il n’ex­plique pas l’en­chaî­ne­ment des évé­ne­ments. Il jux­ta­pose des don­nées, à plat, sans éta­blir de rela­tions de cause à effet entre elles. Telle année, on retien­dra : une éclipse, une inon­da­tion, une vic­toire miliaire, une disette, etc.
Mais le point le plus remar­quable, c’est qu’au fur et à mesure qu’on fait ses courses et qu’on rem­plit son caddy(r), on peut rayer les mots de la liste. Toute liste contient le pro­jet de son effa­ce­ment. Toute liste est utile, à un moment don­né. Mais elle est tou­jours éphé­mère.

« Cette his­toire est la mienne (petit dic­tion­naire auto­bio­gra­phique de l’é­lé­gie) »
ma haie
P.O.L 2001
p. 482
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