23 05 15

Un clerc

Kenneth Goldsmith est un poète américain, primé par le MOMA et reçu à la Maison Blanche, qui a bâti son œuvre et sa réputation sur la pratique et l’historicisation de la « non-expressivité » et de la « non-originalité ». Le 13 mars 2015, Goldsmith a lu en public, dans une université américaine, un poème intitulé The Body of Michael Brown qui consistait en la reprise, présentée comme littérale, du texte du rapport d’autopsie d’un jeune homme noir assassiné par un officier de police le 9 août 2014 1. Répondant aux controverses nées de cette lecture, Goldsmith s’est récemment posé en victime d’une censure morale venant de la gauche.

Cette justification fait suite à une une déclaration quasi martyrologique dans laquelle il affirme avoir simplement reproduit le texte de l’autopsie – sans l’éditorialiser (mot anglais pouvant signifier « interpréter » ou « angler », dans le jargon journalistique) –, défendant une pratique de la littéralité qui indique (guck mal !), mais l’air de rien et sans la souligner, la teneur ou la charge idéologique du document source. La robe du grand mage débusqueur d’idéologies s’éraille cependant lorsque Goldsmith admet avoir altéré le texte pour produire un effet poétique (« altered the text for poetic effect »), traduit en anglais standard des termes du lexique médical qui seraient demeurés obscurs et auraient interrompu le flux du texte (« translated into plain English many obscure medical terms that would have stopped the flow of the text ») et narrativisé le texte de manière à le rendre moins didactique et plus littéraire (« narrativized it in ways that made the text less didactic and more literary »)2.

Que ces ajustements, retouches, altérations du texte d’origine ne soient pas perçus comme des écarts conséquents par rapport au vœu de littéralité interroge. Quel genre de théorie du langage suppose ces procédures non-expressives ? Quel territoire un terme comme « éditorialiser » recouvre-t-il si de tels arrangements en sont exclus ? Quel « art poétique » s’accommode de la polarité littéraire vs. didactique ?

Plus loin, Goldsmith dit n’avoir ajouté ni altéré un seul mot ou sentiment qui ne préexistât dans le texte d’origine (« That said, I didn’t add or alter a single word or sentiment that did not preexist in the original text. »). Un littéraliste déclaré affirme donc que la précaution qui consiste à préserver un lexique ou un registre sentimental suffit à tenir le serment de loyauté à l’égard d’un texte. Mais quelle est, au juste, la nature d’une loyauté au seul « scribe » – celui dont on prend la peine de corriger l’expression ?

On dit : le remontage de l’expérience du témoin est un problème dramaturgique vieux comme le premier crime. La réécriture « correctrice » de l’expérience du scribe fait, elle, en 2015, écho aux pratiques plus anciennes du clerc : assimilation de l’expérience individuelle à un corpus stylisé (piégé dans la catégorie dramatique de l’épiphanie qu’on peut aussi bien appeler breaking news), corpus auquel est conféré le privilège du caprice dans la désignation, la nomination et la domestication du flux. Ainsi le programme de non-expressivité et de non-originalité s’appuie-t-il commodément sur des énoncés originaux qu’il s’approprie dans la tradition (et dans le préau) de l’académie, celle qui aliène en prétendant transmettre.

Le même problème dramaturgique s’était posé à l’occasion de l’exposition exhibit b, dont les organisateurs ont répondu aux accusations de racisme par une déclaration dont le fond était que leur bonne foi d’antiracistes suffisait à pousser du bon côté du regard la reproduction de tableaux vivants par des acteurs noirs in situ. Le fait que la reproduction littérale, par des agents institutionnels, de zoos humains à l’intérieur d’un théâtre, se fût heurtée à des manifestations de non-acteurs également vivants et également noirs à l’extérieur du théâtre, constitue un énoncé d’une « littéralité » qu’aucune glose ne saurait réduire : à partir de maintenant, se laver les mains dans la grande tradition cathartique au sein d’une société bâtie et nourrie sur l’exploitation et sa douce historisation dans l’ordre des Grandes Découvertes (l’esclavage comme « contact » anthropologique, la colonisation comme « middle ground » etc.), ne sera plus possible.

Cette idéologie, qui a produit des cartographies molaires aux paysages discontinus, trouve son prolongement dans la foi de l’institution en son contexte comme paysage de reproduction d’exception (non-problématique en soi). À cette confiance, les non-acteurs répondent par la convocation d’un contexte plus large, celui d’une société dans laquelle le racisme est considéré comme une tache (« le cancer de la société ») pour éviter d’être traité comme mode, la collection d’énoncés qui va du cri de singe aux jets de bananes occultant la fabrique insidieuse du racisme institutionnel. Ainsi, en 2015, des non-acteurs à l’extérieur du théâtre ont une connaissance plus fine des problèmes de poétique et de dramaturgie que des artistes, à l’intérieur.

Le geste de Goldsmith rapatrie un corps noir dans le discours biologisant de l’universalisme blanc (fait d’une collection d’énoncés sans cesse contredits par la permanence de l’exploitation) et dit, depuis l’intérieur du théâtre, ce que ses énoncés dissimulent sous le va-de-soi de l’antiracisme : « une fois morts nous serons égaux ». En fait de littéralité, son geste ne fait que préserver l’équiformité de son document source3, mais il défère à son texte (par les modifications mentionnées tout à l’heure, les corrections de clerc) le statut de document de culture solidaire d’un ordre dramaturgique solidaire d’un ordre institutionnel ; aussi n’y a‑t-il rien d’étonnant à ce que son geste appelle, en fin de compte, le même ordre de commentaires que ceux produits par sa cause (le défendre en définissant l’art conceptuel comme pain stimulus ne fait que confirmer ceci : la carte des affects suscités par une telle œuvre est superposable à celle de ceux suscités par le meurtre lui-même).

C’est ainsi que la conceptualité, en partie parce que décrétée de l’intérieur, rejoint les discours formalisateurs et indexateurs (rapports, gloses, expertises). Et c’est ainsi que Goldsmith, plein d’une foi dans son geste et dans une dramaturgie qui l’excepte (foi résumée dans la célébration d’une force du décontexte), se voit confirmé dans son rôle de clerc.

  1. Le rapport d’autopsie est libre d’accès (pdf, 6 pages, 15,7Mo)
  2. Une dernière retouche, concernant l’agencement, n’est pas mentionnée par l’auteur dans ce message : la description des parties génitales de M. Brown a été déplacée en toute fin de texte, comme la soulignant de fait et couronnant l’ensemble du texte, ce qui ne peut susciter un simple commentaire mais appelle probablement un exposé long-comme-ma-bite sur les perceptions et représentations du « corps noir ».
  3. L.L. de Mars, dans Synoptikon II – dérive du littéral (Pré Carré 3), et à propos de tout autre chose, fait la différence entre la littéralité soumise à sa cause énoncée (« elle traque une fidélité à sa cause — par une harmonique formelle, une équiformité déjà bien problématique — qui garantirait la forme idéalement sans reste susceptible de renvoyer aux conditions de sa réalisation, et autorisant le même ordre des commentaires, des interprétations, des propositions. On peut déjà s’interroger sur le sens d’une forme programmatiquement motivée par sa disparition même… ») et la littéralité qui abolit le supposé rapport, primordial, causal de l’énoncé sur la représentation (« c’est dans la morsure imperceptible d’un corps sur l’autre que l’énoncé et l’image qui en rend compte font de la littéralité une relation réciproque. »). Le texte de Goldsmith appartient à la première catégorie ; ce n’est qu’une image – infiniment expressive – de son propre conditionnement. L’ambition, celle d’une désubjectivation des modes de représentation, est non seulement manquée mais contredite par une déclaration de littéralité qui ignore le biais culturel par lequel elle paie son tribut à l’énoncé de référence. Autrement dit, sa procédure n’accomplit pas un décontexte radical, elle produit un recontexte spectacularisant.