16 01 16

Michaux, Plume

On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’u­ni­té. (Là comme ailleurs la volon­té, appau­vris­sante et sacri­fi­ca­trice.)
Dans une double, triple, quin­tuple vie, on serait plus à l’aise, moins ron­gé et para­ly­sé de sub­cons­cient hos­tile au conscient (hos­tile des autres « moi » spo­liés).
La plus grande fatigue de la jour­née et d’une vie serait due à l’ef­fort, à la ten­sion néces­saire pour gar­der un même moi à tra­vers les ten­ta­tions conti­nuelles de le chan­ger.
On veut trop être quel­qu’un.
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une posi­tion d’é­qui­libre. (Entre mille autres conti­nuel­le­ment pos­sibles et tou­jours prêtes.) Une moyenne d’é­qui­libre, un mou­ve­ment de foule. Au nom de beau­coup je signe ce livre.
Mais l’ai-je vou­lu ? Le vou­lions-nous ?
Il y avait de la pres­sion (vis a ter­go).
Et puis ? J’en fis le pla­ce­ment. J’en fus assez embar­ras­sé.
Chaque ten­dance en moi avait sa volon­té, comme chaque pen­sée dès qu’elle se pré­sente et s’or­ga­nise a sa volon­té. Était-ce la mienne ? Un tel a en moi sa volon­té, tel autre, un ami, un grand homme du pas­sé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello ? Qui sait ?
Volonté du plus grand nombre ? Volonté du groupe le plus cohé­rent ?
Je ne vou­lais pas vou­loir. Je vou­lais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vou­loir et que néan­moins je vou­lais.
…Foule, je me débrouillais dans ma foule en mou­ve­ment. Comme toute chose est foule, toute pen­sée, tout ins­tant. Tout pas­sé, tout inin­ter­rom­pu, tout trans­for­mé, toute chose est autre chose. Rien jamais défi­ni­ti­ve­ment cir­cons­crit, ni sus­cep­tible de l’être, tout : rap­port, mathé­ma­tiques, sym­boles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit pro­prié­té.
Mes images ? Des rap­ports.
Mes pen­sées ? Mais les pen­sées ne sont jus­te­ment peut-être que contra­rié­tés du « moi », pertes d’é­qui­libre (phase 2), ou recou­vre­ments d’é­qui­libre (phase 3) du mou­ve­ment du « pen­sant ». Mais la phase 1 (l’é­qui­libre) reste incon­nue, incons­ciente.
Le véri­table et pro­fond flux pen­sant se fait sans doute sans pen­sée consciente, comme sans image. L’équilibre aper­çu (phase 3) est le plus mau­vais, celui qui après quelque temps paraît détes­table à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’his­toire des fausses posi­tions d’é­qui­libre conscient adop­tées suc­ces­si­ve­ment. Et puis… est-ce par le bout « flammes » qu’il faut com­prendre le feu ?
[…] Tout pro­grès, toute nou­velle obser­va­tion, toute pen­sée, toute créa­tion, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nou­velle igno­rance.
Tout conscient, un nou­vel incons­cient.
Tout apport nou­veau crée un nou­veau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive sou­vent, un livre que n’a pas fait l’au­teur, quoi­qu’un monde y ait par­ti­ci­pé. Et qu’im­porte ?
Signes, sym­boles, élans, chutes, départs, rap­ports, dis­cor­dances, tout y est pour rebon­dir, pour cher­cher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’au­teur pous­sa sa vie.
Tu pour­rais essayer, peut-être, toi aus­si ?