On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostile des autres « moi » spoliés).
La plus grande fatigue de la journée et d’une vie serait due à l’effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.
On veut trop être quelqu’un.
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne d’équilibre, un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.
Mais l’ai-je voulu ? Le voulions-nous ?
Il y avait de la pression (vis a tergo).
Et puis ? J’en fis le placement. J’en fus assez embarrassé.
Chaque tendance en moi avait sa volonté, comme chaque pensée dès qu’elle se présente et s’organise a sa volonté. Était-ce la mienne ? Un tel a en moi sa volonté, tel autre, un ami, un grand homme du passé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello ? Qui sait ?
Volonté du plus grand nombre ? Volonté du groupe le plus cohérent ?
Je ne voulais pas vouloir. Je voulais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vouloir et que néanmoins je voulais.
…Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout ininterrompu, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien jamais définitivement circonscrit, ni susceptible de l’être, tout : rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit propriété.
Mes images ? Des rapports.
Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés du « moi », pertes d’équilibre (phase 2), ou recouvrements d’équilibre (phase 3) du mouvement du « pensant ». Mais la phase 1 (l’équilibre) reste inconnue, inconsciente.
Le véritable et profond flux pensant se fait sans doute sans pensée consciente, comme sans image. L’équilibre aperçu (phase 3) est le plus mauvais, celui qui après quelque temps paraît détestable à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’histoire des fausses positions d’équilibre conscient adoptées successivement. Et puis… est-ce par le bout « flammes » qu’il faut comprendre le feu ?
[…]
Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nouvelle ignorance.
Tout conscient, un nouvel inconscient.
Tout apport nouveau crée un nouveau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.
Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ?
16 01 16