21 08 16

Je désire non pas par­ler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la ger­mi­na­tion du temps. Ma mémoire est hos­tile à tout ce qui est per­son­nel […]. Je le répète, ma mémoire est non pas d’amour mais d’hostilité, et elle tra­vaille non à repro­duire, mais à écar­ter le pas­sé. Pour un intel­lec­tuel de médiocre ori­gine, la mémoire est inutile, il lui suf­fit de par­ler des livres qu’il a lus, et sa bio­gra­phie est faite. Là où, chez les géné­ra­tions heu­reuses, l’épopée parle en hexa­mètres et en chro­nique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle gît un abîme, un fos­sé rem­pli du temps qui bruit, l’endroit réser­vé à la famille et aux archives domes­tiques. Que vou­lait dire ma famille ? Je ne sais. Elle était bègue de nais­sance et cepen­dant, elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beau­coup de mes contem­po­rains pèse le bégaie­ment de la nais­sance. Nous avons appris non à par­ler, mais à bal­bu­tier, et ce n’est qu’en prê­tant l’oreille au bruit crois­sant du siècle et une fois blan­chis par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue.

Le Bruit du temps
L’Âge d’Homme 2001
p. 77
bégaiement capacité/incapacité langue