Naguère, alors qu’il existait encore quelque chose comme une séparation entre profession et vie privée – ce qui a été dénoncé comme une aliénation bourgeoise, qu’on en viendrait maintenant presque à regretter – celui qui se servait de la vie privée pour parvenir à ses fins faisait figure de goujat importun, que l’on considérait avec la plus grande méfiance. Aujourd’hui, c’est celui qui tient à sa vie privée, sans y laisser paraître de visée utilitaire, qui n’est pas dans la note et semble faire preuve d’arrogance. Celui qui ne demande rien est presque suspect : on n’arrive pas à croire qu’il puisse aider quelqu’un à prendre sa part du gâteau sans s’y autoriser en demandant quelque chose en échange. Il y en a beaucoup qui font leur profession d’un état résultant de la liquidation de leur profession. Ce sont des gens bien gentils, qu’on aime bien et qui sont l’ami de tout le monde ; ce sont des justes qui, très humainement, excusent toutes les bassesses et, sans faiblir, proscrivent comme sentimentale toute réaction qui n’est pas dans la norme.
08 11 16
Adorno, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée
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trad.
Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
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