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Naguère, alors qu’il exis­tait encore quelque chose comme une sépa­ra­tion entre pro­fes­sion et vie pri­vée – ce qui a été dénon­cé comme une alié­na­tion bour­geoise, qu’on en vien­drait main­te­nant presque à regret­ter – celui qui se ser­vait de la vie pri­vée pour par­ve­nir à ses fins fai­sait figure de gou­jat impor­tun, que l’on consi­dé­rait avec la plus grande méfiance. Aujourd’hui, c’est celui qui tient à sa vie pri­vée, sans y lais­ser paraître de visée uti­li­taire, qui n’est pas dans la note et semble faire preuve d’ar­ro­gance. Celui qui ne demande rien est presque sus­pect : on n’ar­rive pas à croire qu’il puisse aider quel­qu’un à prendre sa part du gâteau sans s’y auto­ri­ser en deman­dant quelque chose en échange. Il y en a beau­coup qui font leur pro­fes­sion d’un état résul­tant de la liqui­da­tion de leur pro­fes­sion. Ce sont des gens bien gen­tils, qu’on aime bien et qui sont l’a­mi de tout le monde ; ce sont des justes qui, très humai­ne­ment, excusent toutes les bas­sesses et, sans fai­blir, pros­crivent comme sen­ti­men­tale toute réac­tion qui n’est pas dans la norme.

Minima Moralia : réflexions sur la vie muti­lée [Minima Moralia : Reflexionen aus dem bes­chä­dig­ten Leben, 1951]
Eliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral
Payot 2003
bourgeoisie norme privé/public travail