Ce texte a été refusé par la revue Espace(s) qui l’avait commandé. Cliquer là pour lire pourquoi.
Se dérober avec mauvaise conscience ; c’est à quoi on reconnaît une institution.1
I L’été dernier on m’a passé commande d’un texte pour la revue de l’Observatoire de l’Espace du CNES.
II La commande est venue avec deux PDF :
– des “consignes aux auteurs”, qui détaillent les attentes du comité éditorial concernant le traitement du thème du numéro (“Espace : lieu d’utopies”) ;
– une fiche personnalisée et spécifiquement adressée qui indique une contrainte lexicale.
II.i La contrainte lexicale est suscitée par le partenariat de la revue avec la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, dont la mission est de “garantir un droit au français à nos concitoyens” en proposant des termes de souche (c’est-à-dire avant tout pas anglais) pour désigner “les réalités du monde contemporain et ainsi contribuer au maintien de fonctionnalité de notre langue” (page de la DGLFLF).
II.i.i Chaque année, à l’occasion du Salon de la Fête du Gala de l’Insurrection Francophone, la Délégation propose à des gens – dont, devant la difficulté posée par le nombre de gens désœuvrés jusqu’à la disponibilité, elle délègue le choix au responsable de la revue Espace(s), qui lui-même le délègue à des middle men de confiance2 – propose donc à des gens mal triés d’écrire à partir d’un de ces termes pas anglais dont on reconnaît qu’ils sont français à ce qu’ils émanent d’une institution qui, française, nous veut du bien.
II.i.ii Le vocable qu’on me propose est : ÉMOTICÔNE.
II.i.ii.i :’(
III On m’indique que mon texte sera payé UN BILLET MAUVE à réception.
III.i La somme d’UN BILLET MAUVE est rare, surtout au sortir de l’été.
IV Je file composer à Marseille, le cœur enflé d’une peine de cœur, de difficultés financières et du mauve souci de ma page.
V Dix jours passent, où je me drogue à mon insu.
VI Composé, j’envoie.
VII Je rentre à Berlin. J’attends.
LA REVUE ESPACE(S)
La revue de l’Observatoire de l’Espace du CNES s’appelle Espace(s). Elle “incarne une démarche engagée pour favoriser la création littéraire et plastique à partir de l’univers spatial.” (site de la revue)
Quelle est la nature de ce qui incarne une démarche ? La démarche c’est le corps est-il un énoncé miroir de le style c’est l’homme ? Qu’implique un monde où c’est le mouvement qui singularise avant le prendre chair ? Le caractère téléonomique de ce mouvement (engagée pour) réduit-il la prise de chair à une étape intermédiaire ; si oui, cette étape est-elle nécessaire ou contingente ? Si la substance est contingente, parle-t-on d’un monde régi par l’accident ? Si le monde d’où nous parle la revue Espace(s) est bien régi par l’accident, qu’est-ce qui en lui proscrit l’aperception du répétitif au constant ? Une légalité du miracle permanent sur un Urgrund compréhensif, ou de la solitude des faits sur un Ungrund abstrait ? Du coup d’état permanent ou du coup de la panne répété ?
Je ne le sais pas. Il arrive même qu’on me propose de me payer pour établir ou constater ne pas savoir répondre aux questions que je pose, de me payer avec les mêmes jetons qui servent à payer les retraites, les reconduites à la frontière, toutes sortes de redevances et la dette de la dette.
Il arrive que l’Institution me sollicite, m’aborde un peu au hasard mais avec la ferme intention de dépenser, pour me regarder faire semblant de me contenter ne rien savoir des questions qu’elle me pose.
Qu’en me sollicitant elle me démarche ou qu’elle m’engage, il est à noter que c’est toujours pour. (Ne rien tenter savoir.)
Pourtant la revue Espace(s) a soin de se montrer consciencieuse et curieuse : sa “volonté clairement affichée” est “d’élaborer des expériences culturelles et d’en consigner les résultats.” (site de la revue)
En un sens c’est aussi ma volonté, son programme, leur affiche.
C’est là en un sens ma démarche, son corps, leur engagement.
Mais, déjà, il titolo è cretino3. Déjà le titre, Espace(s), avec l’afféterie du (s), est insupportablement crétinaud. Déjà le petit pour-la-route de la pluralité des mondes est nigaud, fat et nigaud. Déjà le pauvre petit “s” emparenthésé annonce la bonne volonté (scoute), l’accolade (missionnaire), l’ouverture (institutionnelle).
TOUS LES (S) SONT DES PRISONNIERS POLITIQUES.
En ouvrant et fermant la parenthèse autour du pauvre petit s de la pluralité des mondes, la revue du CNES signifie sa volonté d’ouverture à d’autres espaces que celui qui capitalisé constitue son objet, notamment son ouverture à l’Espace Littéraire (fermé).
La suite montre ce qu’on aurait dû voir si on avait su lire : qu’une volonté clairement affichée s’appelle d’abord velléité, et que ce qu’en premier lieu veut la revue Espace(s) c’est au calme être vue voulant4, comme on peut parfois s’égarer à préférer à désirer être constaté désirant.
La revue Espace(s) veut, par exemple, être vue voulant résister aux clichés, travailler aux lisières, braver les assignations :
Dans chaque ouvrage, l’enjeu est de déjouer l’entrée symbolique qui prédomine souvent notre rapport à l’Espace. Si le pouvoir d’attraction et de fascination du milieu spatial ne peut être nié, l’objectif de l’Observatoire de l’Espace à travers la revue Espace(s) est, comme le dit son responsable de la rédaction Gérard Azoulay, de “bâtir une méthodologie destinée à faire percevoir que nous sommes autant habitants de l’espace qu’habités par lui, et donc in fine d’abolir cette partition fictive”. (site de la revue)
En dépit du gadget de la porosité diathétique5 et malgré un soupçon jamais levé sur toute idée d’habitation6, le programme du responsable de la revue m’arrête et me met au travail, surtout pour ce qu’il fait disparaître la capitale d’espace, troublant les métonymes.
« NOUS SOMMES UNE INSTITUTION ET D’AILLEURS J’ASSUME »
VII Je rentre à Berlin.
J’attends.
(Il y a un problème ?)
VII.i Il y a un problème.
VII.ii Poème votif de fin d’attente
Ma démarche
suspendue à son
Corps
en gage-
Moi uni
vers
ce qui (s’) espace.
VIII L’attente prend fin alors que je négocie un découvert au guichet de la Volksbank, par un coup de fil du commanditaire,
VIII.i coup de fil interrompu par un vigile migraineux dont je ne retiens que cette phrase : “Nous sommes une institution et d’ailleurs j’assume.”
VIII.i.i (La phrase est du coup de fil du commanditaire, pas du vigile dont le coup de fil dans le lobby de la banque augmentait la migraine.)
VIII.i.i.i (Le vigile justifie en des termes tout autres mon éviction du lobby : ce n’est pas le lieu et d’ailleurs il a une migraine.)
VIII.i.ii “Nous sommes une institution et d’ailleurs j’assume” est une phrase du responsable éditorial de la revue Espace(s) et d’ailleurs de la revue Espace(s) elle-même en tant qu’elle est, d’ailleurs, l’Observatoire du Centre National d’Études Spatiales.
VIII.i.ii.i Phrases de service, comme corps pris dans démarche anodine,
au coeur des contradictions de l’engagement
de ce qui, contingent, cherche son nécessaire d’allant.
Et la vérité est ici d’ailleurs – elle dodeline
IX Nous remettons ce qui reste à se dire à un coup de fil du lendemain, dont j’ai un souvenir plus précis.
IX.i (Par souci de brièveté, j’ai reproduit infra de ce coup de fil l’esprit, sa teneur, leurs mots.)
X En résumé, le commanditaire propose d’amputer le texte de tout ce qui :
A. critique la Délégation Générale à la Langue Française, un partenaire institutionnel qu’il ne s’agit pas d’offenser ;
B. critique les termes mêmes de la commande en donnant à la fiche ÉMOTICÔNE une importance grotesque.
X.i Le problème de ces aménagements, c’est qu’ils dépouillent mon dispositif d’au moins deux de ses agents.
X.i.i En effet, un des objets du texte est l’interrogation des missions, des fonctions et de la logique de ces fonctions : commanditaire voulant-être-vu-ouvrant, barbons du français-de-droit, poète licencieux requis par la science, scientifique strict-parleur. Or les deux premiers sont, dans la version amendée, évincés.
X.ii Mais curieux d’assister jusqu’au bout à la justification au je de l’homme de lettres d’une coupe franche au nous de la raison institutionnelle, je fais ma plus belle algue et obtiens que mon interlocuteur stabilote les passages “qui ne vont pas” (cf. X. A. & B.).
GAMBERGE SUR LES INTENTIONS
XI Ayant besoin du BILLET MAUVE et d’ailleurs pas envie de prêter le texte au caviardage, se pose à moi la bonne vieille question politique, pratique, éthique :
QUE FAIRE ?
XI.i (Question brûlante de ma démarche, son corps, notre mouvement.)
XI.ii Je me la pose sérieusement ; d’abord parce que ça me fait jouir, ensuite parce que l’inconfort qu’il y a à y consacrer du temps n’égale pas l’angoisse qu’il y aurait à constater avoir traité un dilemme pratique, éthique, politique, comme un chien fout sa merde.
XI.iii Mes amis berlinois et mon amie N., bien plus casseurs que moi, m’engagent à
1 accepter une publication caviardée,
2 empocher les thunes,
3 publier ensuite la version intégrale, ailleurs.
XI.iii.i Je les entends sur un point : refuser l’arrangement et la thune qui va avec teinte nécessairement le refus d’un “héroïsme du censuré” typiquement petit-bourgeois. Et qui ferait de ce refus l’estrade d’une performance de radicalité ne pourrait que faire voir sur cette estrade aussi une performance de classe.
XI.iii.ii Mais leur pragmatisme émeutier m’est étranger. Mon tambour éthique tourne à 1000rpm, déjà, c’est trop tard, la question est posée en conscience.
XI.iii.ii.i En conscience, pourquoi accepter de supprimer les références à la Délégation ? La critique douce d’une légalité interne des langues institutionnelles n’est rien à côté du programme de ces commissions – typique des organes républicains en leurs manifestations coloniales (« garantir » à des gens qui s’en tapent quelque chose dont ils n’ont pas besoin, au nom de principes qui leur sont étrangers).
XI.iii.ii.ii En conscience, pourquoi accepter de supprimer ce qui discute les termes du commanditaire ? Celui-ci peut bien considérer la fiche ÉMOTICÔNE anodine (“c’est un simple document de travail qui n’exprime pas une position de la revue”), elle reste le matériau à partir duquel il m’était demandé de travailler. Bien que mon texte en exagère l’importance (dans un dispositif explicitement pisse-froid qui fait converser les missions et les formes d’intercession), je n’enfreins en rien, ce faisant, les consignes du comité.
XII.iv Si j’accepte le caviardage, je laisse irrésolue la question éthique ; or pour qui se soucie d’éthique (et on n’est vraiment pas obligé), cette irrésolution est un boulet sur la voie de l’ataraxie (question pratique ; réponse stoïcienne).
XII.v Si j’accepte, je me maintiens encore dans une position inadéquate, sacrifiant à une éthique du rachat (le cachet qui compense), rendant plus visible (à mes propres yeux d’abord) cette inadéquation (question éthique ; réponse spinozienne).
XII.vi La réponse la plus radicalement politique à la question m’est donnée par mon ami L., le plus évidemment radical de tous mes amis. Elle se justifie via Diogène – le plus évidemment etc. – : si j’ai l’occasion de déposséder un puissant de son fétiche, je ne dois pas m’en priver. Mais c’est à la seule condition de piétiner ensuite devant lui ce fétiche.
XIV.vi.i Accepter, donc, le caviardage, mais ensuite : brûler la thune.
XII.vi.i.i Un brin dramatique, et pas toujours lisible.
XII.vi.i.i.i D’autant que je ne suis pas sûr que le fétiche soit tant dans ce cas le bifton que la prérogative éditoriale sur le littéraire ou le poétique. Et le dernier mot de la raison institutionnelle.
XII.vii J’opte finalement pour la méthode Keyser Söze, suggérée par mon amie A. : il a commandé, j’ai livré, il raque et ferme sa gueule – s’il voulait des fleurs sur le paquet, il fallait demander des fleurs sur le paquet.
XII.vii.i Or le commanditaire n’a pas demandé de fleurs sur le paquet. Il a même plutôt incité à ce qu’on pourrait appeler foutre la merde : « Humour✓, ironie✓, acidité✓, et même méchanceté✓ ou violence✓, prise de risque formelle✓, ouverture du sens✓, attention aux détails✓, au quotidien✓, au matériau verbal spécifique✓, sont des voies possibles pour s’éloigner des tentations de formules trop grandiloquentes quand l’Espace est en jeu. » (Consignes aux auteurs, « Lignes éditoriales », coches miennes).
XII.vii.i.i Mais voilà, avec le commanditaire institutionnel c’est comme avec les syndicats : quand, le plus ardemment consciencieusement minutieusement possible, on se met, croyant répondre à leur appel, à foutre la merde, c’est toujours une fin de non-recevoir, parce qu’on n’avait pas bien compris, c’était pas comme ça qu’il fallait entendre foutre, la, et merde.
XII.vii.i.i.i Et merde. Motto opposable : c’est en la foutant mal, la merde, qu’on tape là où ça le fait, mal.
XIII Je reçois les propositions de caviardage et renvoie poliment :
1 non, vraiment, le texte amputé perd toute sa pertinence ;
2 voici m’IBAC et BIN de bank, et faise abouler thune, centime endistingué.
XIV On m’informe en réponse que je toucherai 250 roros pour le travail d’écriture, mais que l’autre moitié du mauve aurait correspondu à l’achat exclusif des droits du texte,
XIV.i ce à quoi je me serais de toute façon opposé.
XIV.ii À une amie qui me fait remarquer ce qu’il y a de radical dans l’option choisie, je réponds que c’est, en dépit de son nom, probablement la moins radicale de toutes, parce que A. Elle est légale (je ne fais pas semblant de céder les droits pour ensuite reproduire le texte) ; B. Elle mène au meilleur compromis possible (droits de reproduction préservés donc possibilité préservée de la présente exposure ; thunes en moins mais pas rien non plus).
XV Finalement on n’apprend rien d’autre de cette parabole que ce qu’on savait déjà :
- l’Institution existe ;
- de l’institution existe plus densément dans l’Institution qu’ailleurs ;
- de l’institution n’est pas également répartie (et si “il y a de l’institution partout et qui est distribuée en nous-mêmes”, elle est principalement distribuée en certains lieux et certains nous);
- que l’Institution engage ou démarche, elle ne s’adresse jamais à autre qu’à elle-même ;
- la capitale d’Institution n’est pas une capitale d’essence mais ;
- la capitale d’Institution chapeaute des logiques institutionnelles, une raison institutionnelle, une con-spiration institutionnelle, une visibilité, une tangibilité, une intelligibilité des objets émanés de ou suscités par l’Institution qui débordent l’Institution – débordent sur les Personnes (et dans l’engagement comme dans le service, la personne perd en général);
- la visibilité, la tangibilité et l’intelligibilité institutionnelles ne diffèrent pas significativement de celles de la marchandise (visibilité de la reconnaissance, tangibilité de la validation, intelligibilité indexée);
- que l’Institution fasse un usage du droit d’auteur confiscatoire des objets qu’elle consacre (achat exclusif) ne fait que rendre explicite le type de valorisation de ces objets et pour tout dire le genre de fétichisme sur lesquels repose toute économie institutionnelle.
Bonus :
I. GAMBERGE SUR LES INTENTIONS
Qu’est-ce que la vie des humains une image de la déité
Évoluant sous le ciel, tous les terriens
voient celui-ci. Mais lisant pour ainsi dire, comme
Dans une écriture, les humains ils imitent
l’infini et le profus.
Friedrich Hölderlin7
1 Le texte qu’on me propose d’écrire pour la revue Espace(s) doit intégrer deux contraintes : celle, thématique, qui gouverne à ce numéro (« Espace : lieu d’utopies ») ; celle, lexicale, qui place chaque auteur sous la tutelle d’un vocable.
2 La contrainte thématique est suscitée par la perspective, à (très) moyen terme, de l’établissement de colonies extraterriennes, en tant que cette perspective retrempe le caractère utopique des rapports à l’Espace.
2.1 L’Espace, au sens méritant capitale, s’entend comme ensemble des espaces situés au-delà du ciel des humains.
3 La contrainte lexicale est suscitée par le partenariat de la revue avec la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France, dont le but est de “garantir à nos concitoyens un droit au français”.
La délégation générale coordonne un dispositif de dix-huit commissions spécialisées de terminologie, chargées de proposer des termes français pour désigner les réalités du monde contemporain et contribuer ainsi au maintien de la fonctionnalité de notre langue. (site de la DGLFLF, rubrique “Nos priorités”)
4 Tous j’imagine songeons fixant le ciel aux espaces qui le dépassant nous dépassent ; tous partageons chacun sa jargue l’aspiration de la langue française sous sa tutelle républicaine : un maintien de fonctionnalité dans
le monde contemporain
4.1 Je nous crois tous concernés à tous termes par ce qui nous dépassant nous attire et par ce qui nous peuplant nous maintient.
4.2 J’ai moi-même pour le ciel au-dessus de moi et la langue en moi un souci qui va de la considération à la sidération.
5 Le vocable sous lequel est placé le texte qu’on me propose d’écrire est ÉMOTICÔNE – mot anglais que seul les accents francisent8. Une fiche s’applique à en suggérer des rapports avec le thème du numéro. En guise d’illustration, des photos présentées iconiques de la conquête spatiale, toutes sous copyright NASA.
4.2.1 Si la langue-en-moi et le ciel-au-dessus-de-moi persistent à se laisser considérer, c’est qu’un monde à moi récemment archaïque leur a porté une attention scientifique dure qui, infusant, a élevé mes contemporains avec moi à un degré de maîtrise du sujet qu’on dirait conversationnelle ou conversatoire.
4.2.2 Si la langue-en-moi et le ciel-au-dessus-de-moi insistent à sidérer, c’est que l’exploration, spatiale comme linguistique, n’a pas rendu plus tangible l’idée d’une communauté de sorts entre contemporains.
6 Jeune contemporain exemplaire, je me considère bêta de ma langue et n00b de mon espace9. D’ailleurs je ne suis familier d’aucune des photos présentées sur la fiche ÉMOTICÔNE et, à part le débarquement d’Armstrong – que le récit fait par mes grands-parents accapare si à une histoire, d’abord à celle de la télévision –, les événements que ces photos illustrent me sont inconnus.
6.1 D’où que, si je me prends exemplairement pour bêta ou n00b en l’espèce, la revue Espace(s) méjuge la façon dont son objet joue dans les têtes rêveuses ordinaires
du monde contemporain
7 Les émoticônes sont des signes iconiques10. Leur efficace est discursive. La conversation est le lieu où elles s’inscrivent le mieux ; en un sens elles en constituent la ponctuation affective.
8 Posé moi n00b ou moi bêta, les images illustrant la fiche ÉMOTICÔNE ne peuvent constituer des émoticônes qu’en conversation d’initiés,
8.1 contrairement aux courantes :-) ;-) :-(
qui sont en essaims dans les chats depuis l’époque des rooms (salons ou clavardoirs en français pour qui y a droit) et sont connues jusque par qui n’aurait d’expertise qu’en chagrin :’(
ou qu’en perplexité :-/
9 Il arrive qu’une émoticône saisie au clavier apparaisse à l’écran sous sa forme graphique – le plus souvent un rond jaune et une économie de traits ou points noirs dessinant un visage. Mais considérant l’usage en tout cas il est rare, très rare qu’une photo soit jouée en conversation comme émoticône, surtout si la perception de ce que figure cette photo suppose un format dépassant celui d’un bas-de-casse de corps raisonnable.
10 En revanche, une image qui « vue et revue » « finit par devenir » autre chose qu’elle-même peut éventuellement s’appeler mème, mot français que seul l’accent grave distingue de son équivalent anglais, mot du grec admissible au français de droit.
11 Pourtant les photos de la fiche ne sont pas non plus des mèmes à strictement parler – et c’est à regret qu’on se trouve, poète requis par la science, devoir donner le spectacle de sa dépatouille avec un certain parler strict.
11.1 Les photos de la fiche auraient d’abord des chances de devenir des mèmes si elles étaient connues du noob ou bêta que je suis, mais encore alors leurs chances seraient maigres.
11.2 Le problème des photos de la fiche est qu’elles illustrent et dans une certaine mesure édifient : ce sont des images-jalons de l’exploration spatiale, des indivis d’image, icônes pour almanachs, synthétiques de profus et de discret d’histoire.
12 En tant que jalons que synthèses, ces images sont peut-être déjà des éléments de la conversation que les contemporains entretiennent sur le ciel, peut-être ces images sont-elles, concurrençant en clarté le discours (même en français de droit et en strict de tout parler), des entretiens éclairs sur un universalisme terrien propres à consoler du profus funeste des guerres et des sangs et à rassurer sur
la qualité humaine de tout ce qui profus évolue, fonctionne,
foisonne sous le même ciel
tout ce qui pris sous le même feu s’admet donc pris sous les mêmes cieux. ©NASA
13 Les images de la fiche sont encore ou déjà des tableaux, des tableaux d’archiviste – le copyright trahit l’archive consciente, la destination connue de l’image au moment de la prise, l’usage qu’il en sera proposé de faire dans les CDI ou pour tous les Travaux Pratiques Encadrés du monde libre ou même à la limite
du monde contemporain
13.1 Les images de la fiche sont des vignettes d’édification composées en vue de leur suffisance à dire ou signaler ce qu’elles illustrent, mais imparfaitement fatalement car
13.1.1 il n’y a pas d’événement dont la foison s’abrège en une image aussi pourrait-on dire en un sens
13.1.1.1 que l’image qui compose et l’image qui explique également compliquent.
14 Éléments de la conversation entretenue sur le ciel, ces images n’y joueraient pas tant discursives que sémiotes, sémiotes d’unité destinale, d’unique destination comme il faut de tout temps à nos contemporains des ciels ou des cieux perspectifs, pluriels pour la forme, indivisibles en fait, pluriel disant la solidarité des sorts.
15 L’émoticône, ponctuation affective, s’inscrit dans le cours d’une conversation. Le mème lui ne peut y jouer (ce n’est d’ailleurs pas la vocation de tout mème et ça l’est davantage pour les mèmes muets) que sur le mode du commentaire, brochetant l’ensemble d’une conversation, reconnotant sauvagement ce qui croyait avoir conquis sa littéralité.
15.1 L’émoticône est conversatoire, le mème est commentaire. L’émoticône fait signe au moment de sa prise, le mème opère une ressaisie globale de ce qui tranquillement se disait ou s’était dit, voire de ce qui reste ou restait encore à se dire.
16 L’émoticône ponctue, toujours. Elle ponctue quelque chose quand il y a quelque chose qui se laisse ponctuer, mais aussi quelque chose quand il n’y a rien de ponctuable et même d’ailleurs quand il n’y a rien, absolument rien ou qu’il semble ne rien y avoir, l’émoticône ponctue encore, mais alors quelque chose comme un fantasme ouvert à la paranoïa (Pourquoi sourit-elle ? Qu’est-ce qui le fait cligner ?).
17 La ponctuation affective par l’émoticône trouve la raison de sa propagation massive dans la communication instantanée. L’émoticône désamorce, dans le moment de l’énonciation, la tension née de l’incertitude sur les dispositions ; elle étouffe, endigue, bloque, bêta-bloque la gamberge sur les intentions, considérée lente et frustrante, pesante.
18 Le (très) moyen terme de l’utopie qu’il m’est demandé de considérer pour ce texte oblige, force – pour ne pas tomber dans un utopisme axiomatique qui aurait pour prémisse un saut technologique inenvisageable par nos contemporains et requerrait, sur les modèles mortellement chiants du pacte romanesque ou de l’expérience de pensée, un assentiment de principe –
18′ oblige-force à poser la communication supraluminique impossible,
18.1 soit l’impossibilité de la communication instantanée dans l’Espace.
Langage du numérique et de la distance, facilitatrice du transfert de l’émotion, l’émoticône peut devenir un outil des communications dans l’Espace. Les liaisons radio, lentes et frustrantes, paraîtraient peut-être moins lointaines et irréelles accompagnées de ces petits symboles vecteurs d’humanité et d’affects. Depuis la Lune ou depuis Mars, la vie quotidienne des premiers extra-Terriens serait diffusée à l’humanité toute entière sans traduction, sans médiateur. Quelles nouvelles émoticônes seraient alors inventées par les astronautes pour transcrire l’inconnu et partager ces sensations inédites ? (fiche ÉMOTICÔNE, extrait)
19 À supposer que des « sensations inédites » puissent se « partager » comme compositions affectives hypersingulières, qu’en dirait une émoticône ?
20 Les émoticônes appartiennent à la conversation, et ce qu’elles gagnent en efficace dans la conversation, elles le perdent en puissance d’adresse puisqu’elles ne partagent par définition que ce qui est déjà commun.
20.1 Comment imaginer qu’une émoticône offre en partage un inédit d’affect ou un inédit de sensation sans constituer elle-même une énigme à peine moins profonde qu’une communication extraterrestre ?
20.1.1 Et si une communication radio, plus lentéfrustrante, permet de tenter de dire la complexité d’une composition affective et faire entendre dans cette tentative l’inédit de cette composition sans sacrifier à la célébration de cet inédit (ce que risque l’énigme émoticône en tant qu’icônose), alors pourquoi, sauf par ludisme altavunculaire (mots croisés, sudoku), accompagner l’énigme de son effort de résolution ?
20.1.2 Veut-on l’énigme ? Veut-on son effort de résolution ? Veut-on se donner des occasions de dire « wow », « ouah », (« diantre » en français-de-droit) ?
II. AMIS DE NOUS-MÊMES
L’utopie ne signifie pas la réalité, mais l’indique discursivement.
Louis Marin11
21 L’Espace capital est le nom contemporain en charge de ce qui nommé cieux maintint longtemps le monde ciel compris dans l’orbe d’une topique.
22 Le rêve énoncé sur la fiche ÉMOTICÔNE est un rêve de lieu commun, conducteur de conversation, la conversation intersidérale affective entre humains terriens et extraterriens également affectés puisque humainement affectés mais différemment affectés puisque différés, séparés par la différence des ciels.
22.1 La conversation idéale est définie “non-verbale”, “universelle”, “immédiate”,
22.2 c’est-à-dire rien de moins qu’une extension à l’Espace capital de la dystopie toute terrienne de la communication.
22.2.1 Cette dystopie pose le présent du langage et le présent de l’espace comme une carence voire injustice faite aux affects, aux sensations.
23 Le fantasme tapi dans l’émoticône est celui de la com, la conduction inaltérante d’affects inaltérés.
23.1 Ce rêve, parce qu’il tend vers la sémiose pure, ne s’entretient qu’au prix d’un renoncement à l’espace communautaire du langage où s’aboulent et s’adviennent les rêveurs. Il ne considère que le lieu de l’entretien ou de la conversation, ne lui connaît pas d’extérieur.
23.1.1 Aussi ne peut-il considérer son hors-lieu que sur le mode du regret.
23.1.1.1 La distance deuil de la proximité, l’affection réciproque et l’affection commune ensemble indicible, inégalable en langue, indiquent le pôle résigné de cette utopie : un coucou de l’autre rive (mélancolie des signes travaillée par le deuil de la proximité et le deuil du langage) ;
23.1.1.2 l’affect-de-droit en constituant le pôle conquérant.
23.1.1.3 L’esprit de conquête dans la résignation = le ressentiment (envers ici tout ce qui fuit, échappe, circule sans déclarer de projet de sens ou de sensation).
24 Ce dont il y va dans la sémiose de l’émoticône régnante, c’est la préservation dans l’Espace de la communauté humaine sur terre.
24.1 Autrement dit, l’objectif d’un tel code est le maintien de fonctionnalité d’une communauté qui pour n’être plus prise sous le même feu souhaite encore être prise sous les mêmes cieux. Quelles émoticônes seraient alors utilisées pour combler l’Espace soudain capitalisé que doit traverser l’entretien ou la conversation
peut se dire
sur quel ciel commun s’entend-on maintenant ? sous quel ciel s’entend-on être pris ?
24.1.1 questions qui obligent, forcent à un redessin de ce que l’angoisse millénariste a produit sous le nom de manteau de la Vierge à une époque où le feu s’appelle Peste Noire. ©NASA
24.1.1.1 Le manteau de la Vierge est un motif de l’intercession mariale. La Vierge qui le porte est dite tutélaire ou de miséricorde. La forme de cette intercession fait inévitablement penser à la couvée. Ce que voit le terrien fixant rêveur ce qui le dépassant l’attire, c’est le revers du manteau protecteur, un genre de voûte céleste qui dit la communauté du genre et des sorts. Pris sous le même feu, couvés par le même cieu.
24.1.1.2 En tant que symptôme d’angoisse d’ailleurs, le manteau de la Vierge couveuse est plus de l’ordre de la couvade, et d’ailleurs en tant que symptôme d’angoisse, la communauté que son revers étoilé maintient est
forcément incertaine à l’instant du présent
nécessairement envisagée au futur proche du (très) moyen terme
certaine au futur simple (le futur des âmes simples).
24.1.1.2.1 Aussi ce que le manteau couve (protège)
c’est l’immaturité de la communauté à son propre avènement
et ce qu’il couve (prépare)
c’est la maturité de la communauté à son propre avènement.
24.1.1.3 Le manteau de la Vierge ne protège de rien d’extérieur. Il maintient le monde en sa belle topique d’orbe. Son motif prospère face à ce qui menace les plus intérieurs intérieurs (maisons, pores, atmosphères)12.
24.1.1.3.1 Le manteau égale l’orbe en infinité de places d’accueil – la couvée se fait sous baudruche, tout y est admissible à condition d’être indexé, bagué, accaparé au sort collectif –, mais il l’égale aussi en ce que, dans sa version tardive, rien de ce qui est humain ne lui est étranger ; rien de ce qui est terrien ne lui est extérieur.
25 On peut longtemps rester bloqué à l’idée que notre espace est un méronyme de l’Espace. On peut cuire son deuil un moment. L’endeuillé perpétuel des distances irréconciliables a pour lui le beau bavardage au présent du qui-vient ou la gamberge au futur proche du présent fuyant de l’instant. Il a renoncé aux intermédiaires, à l’intercession en général, aux schèmes utopiques qui séquencent le conçu lointain et le perçu proche.
26 L’utopisme atterré de celui qui suppose tout humain et fait du ciel un miroir de la terre a pour tendance principale de saturer le ciel du même bavardage humanisant dont lui ou ses ancêtres auront fini par saturer la terre.
27 S’il faut opposer quelque chose plutôt que rien à l’utopisme humanisant, on pourrait parler d’utopique, au sens substantif de Louis Marin : “une construction imaginaire ou réelle d’espaces dont la structure n’est pas pleinement cohérente selon les codes de lectures eux-mêmes que cette construction propose.”
27.1 Il ajoutait d’importance que : “Elle met en jeu l’espace.”13
27.1.1 Mettre quelque chose en jeu, comme dans laisser un peu de jeu entre les pièces d’une mécanique
est un opposé possible de
faire quelque chose par jeu.
27.1.1.1 C’en est également un possible allié.
28 Envisageant l’espace (avec ou sans grand e) comme utopique de la conversation, l’explorant avec l’attention que requiert toute conversation, ayant pour lui aussi l’égard qu’on a pour ce qu’on mâchouille ou triture pendant une conversation, l’interrogeant, résignant et conquis, on peut quand même longtemps rester bloqué sur un notre espace seulement méronyme du grand Espace qui nous dépasse.
28.1 Les rapports de distance y seraient exportables, on pourrait expliquer, déplier, extrapoler d’après les relations conçues dans l’intimité de sort de terriens sans capitale.
28.1.1 On achèverait de s’y reconnaître non comme dans un miroir mais comme sur une terre d’élection, avec toute son évidence de promise, incognita donc à connaître et à connaître plutôt sur le mode bavard, celui des colons d’arva vacua.
28.1.2 On y viendrait de nous-mêmes en amis et en fait en amis de nous-mêmes, à la fois conquérants et conquis – touristes.
28.1.3 Notre exploratoire serait double :
> conquérants nous résorberions l’inconnu, obvierions aux espaces et aux temps ;
> célébrants nous travaillerions religieusement la communauté de nos contemporains (l’immédiateté de nos transports rachèterait la lentéfrustrante médiateté du transport, l’évidence du vécu et du senti de chacun rachèterait l’élaboration tâtonnante d’un sens et d’une sensualité en commun, notre bavardage millénaire n’aurait pas été vain, il aurait mis d’accord sur la nécessité du verbe commun, iconique et communiquant).
29 L’idéologie de la communication, comme son prolongement dystopique, est toujours souverainement ignorante de ce à quoi elle s’adosse. Elle s’imagine non-sourçable, transparente, rhétoriquement nivelée.
29.1 Or un bavardage dense, tout humain, manifeste de cette gamberge dingue de tout un genre sur son ciel ou ses cieux, sature déjà le ciel de représentations.
29.1.1 Mais comme un romancier naturaliste ou un poète généraliste s’imaginent commencer à écrire sur le fond neutre d’une page blanche, comme un danseur naturant s’imagine flasher du réel à même le nu de la scène nue, c’est insensibles à l’espace entretenu que ceux qui s’imaginent communiquer se mettent à converser avec l’aspiration vraiment retorse de dénoter à coeur ouvert14.
30 “Facilitatrice du transfert de l’émotion”. “Vectrice d’humanité et d’affects”. “Diffusée sans traduction, sans médiateur”. “Transcrire l’inconnu”. ©NASA
30.1 Le vocabulaire de la fiche ÉMOTICÔNE, techniciste et vaguement utilitariste, trahit cet idéal d’un langage purement dénotant ; ce qui se donne comme utopie, c’est la pureté dénotative de ce qui se share et se spread – ce qui se reçoit 5 sur 5.
30.1.1 En ce sens, c’est une utopie qui appartient plus au regret babélien – celui d’une unité perdue, si propice au ressentiment – qu’à un projet communautaire.
30.1.2 En ce sens, elle participe de ce qu’on pourrait appeler une légalité du contemporain.
III. FAIRE MÈME
Wow !15
31 Les mèmes n’étant que commentaires,
31.1 ils ne peuvent eux aussi apparaître que sur le fond de bavardage humanisé qui popule nos espaces.
32 Mais, n’étant que commentaires,
32.1 ils ne font pas à strictement parler partie du paysage de la conversation.
32.1.1 Ne pas faire partie de la conversation en fait des intermédiaires efficaces. En tant qu’opérateurs discursifs, ils ne peuvent qu’être “joués” dans une conversation existante. Ce sont les agents commentaires de l’entretien.
32.1.2 Par ailleurs ils sont joués dans un espace saturé du même niveau de bavardage et victime du même genre d’utopisme que le ciel ou les cieux entretenus : internet ou les internets.
33 Marin dit, sur le mode kantien, que l’utopie est un schème de l’imagination, c’est-à-dire une représentation opérant comme intermédiaire, un secours, une intercession, une médiation entre phénomènes sensibles et catégories de l’entendement.
33.1 L’émoticône iconise le visage pour dire l’affect ou l’émotion.
33.2 Le mème préserve du jeu pour le grand jeu du schématisme.
33.2.1 Semblable en cela au macroschème utopique, le mème est une navette qui mène de l’entendement à la perception et retour.
33.2.1.1 Mais parce qu’il est inapte à l’icône comme au signe, le mème est plutôt à comparer à un train qui n’atteindrait jamais aucune de ses stations, dont on ne pourrait fixer l’image à quai, qui toujours entrerait en gare16.
34 Prenons Doge.
35 Doge constitue une image bistable de la sidération, selon les contextes funeste ou voluptueuse,
35.1 ce qui fait qu’elle apparaît très vite, après quelques rencontres, à chaque fois à la fois funeste et voluptueuse.
35.1.1 On pourrait dire que Doge fait mème de l’indécidabilité foncière de toute sidération, ou peut-être fait mème à cette indécidabilité, comme on dit faire échec à. Et c’est ainsi que Doge est joué dans les conversations sur internet ou sur d’autres images.
36. Considérons l’image Doge en sa composition : les éléments assimilables à du vivant ou de l’animé y sont comme une concrétion de la masse spongieuse constituant comme un premier fond (F1). F1 se confond presque avec un arrière-plan de même teinte gagné par le flou (F2). F1 et F2 composent un nuancier de beige (#E1D9B4 à #854E18) et se trouvent comme unifiés par le contraste avec la noirceur des traits expressifs (#000000 à #636B56). Non seulement ces traits saillent mais ils polarisent par leur concentration le tout petit espace touffe-visage dont le museau constitue l’axe z et suggère, dans un espace dominé par la rotondité, des axes x et y de taille équivalente. Aussi Doge se réduit-il économiquement à l’équation de la truffe et des yeux.
36.1 Ce contraste entre un fond indistinct, à la fois péri-visager et paysager, et la configuration expressive des trois zones saillantes produit un trouble dans la Gestalt et suscite exemplairement une aperception de type paréidolie c’est-à-dire, dans la plus large définition du terme, la perception d’un visage dans un objet17.
36.1.1 La qualité la plus remarquable d’une paréidolie est probablement que, comme pour une image multistable18, sa perception est irréversible. Une fois apparue, il est impossible de s’y soustraire, en même temps qu’il est impossible de ne pas à chaque fois la voir apparaître.
37 Telle est aussi la condition du mème : il est éternellement pris dans son mouvement d’apparition. Sa disparition dans l’anodin est impossible. Comme un phénomène stellaire qu’il s’agit d’observer dans son évolution ou un suaire jouant pour de vrai dans un tableau qui le représente, le mème ne fait qu’apparaître, ne parvient jamais à se soustraire à son moment d’apparition.
37.1 Aussi ne se dilue-t-il jamais, ne s’assimile-t-il jamais, n’atteint-il jamais son état d’image ou de signe ; c’est au regardeur de se l’approprier, de le modifier, de l’accompagner, de l’aider à devenir une image ou un signe. Et à chaque apparition ce travail se recommence sur nouveaux frais.
38 C’est triplement qu’interroge Doge : il s’interroge, il interroge quelque chose et, en tant que nous assistons à son interrogation, il nous interroge. Il interroge tristablement et en tous cas transitivement. Au mieux l’un de ses objets nous est-il suggéré par le contexte, celui dans lequel le mème Doge est joué, mais celui-ci est le plus souvent incertain.
39 Ceci dit, Doge n’est augure de rien, auspice d’aucune ville ou temple à venir ; ce qu’il regarde il ne l’interroge pas au sens où il s’attend à y trouver des signes.
39.1 La sidération de Doge n’est pas perspective, elle ne s’inscrit pas « créativement » (comme projet sémantique, architectural ou cosmographique par exemple) ; elle commente sans rien dire, coupant au bavardage.
IV. FANTÔMES LES PLUS PROBABLES
Ignores-tu que l’Égypte est l’image du ciel, ou plus exactement que le ciel, avec tous ses mouvements et ses lois, s’y est projeté ou y est descendu ; enfin bref que notre pays est le temple de l’univers ?
Mercure à Esculape19
40 Traverser l’espace verbosé, c’est pédaler dans la poix dense des cosmographies dramatiques, s’y affronter, en perlaborer les symptômes.
41 Le ciel entretenu l’est de choses terrestres, de compositions paréidoliques au sens large, qui annexent l’inconnu au connu, rapatrient l’informe dans la forme, font signifier les points et les taches selon une dramatisation décrite par Vinci à propos d’un mur bariolé20).
41.1 Mais où Breton, commentant le mur de Vinci, s’émerveillait de ce que chacun pût y voir ses “fantômes les plus probables”, nous sommes quand nous voulons être fixant rêveurs tenus par le spectacle d’une vieille parade syncrétique : chiens, lions, bœufs, chasseur, escalier, putois à longue queue, serpent, pégase, ourses, colombe, chariot, burin… Une cosmographie populante, une projection de Terre où le seul augure qui se lit est celui de la conquête ou de l’exploration.
42 Je me souviens que Blanqui, dans la prose conquise de L’Éternité par les astres21, lie cette fantaisie cosmographique à l’hybris conquérante22.
42.1 Or paradoxalement ou pas, c’est en colonisant un au-delà du ciel que les humains perdraient ce que leur fantaisie a depuis longtemps fixé en représentation commune. Cette représentation partagée (à quelques angles morts près) s’effondre comme ciel commun dès qu’apparaît le fait extraterrien. La question de la communauté préservée se pose à nouveaux frais, sans parler du conflit avec les vieux cadastres23.
43 Cassirer, à propos des procédures antiques de “bornage sacré” fait l’hypothèse que le cadastre terrien suit le modèle d’un cadastre de ciel reçu, conçu, interprété. La sacralisation d’un lieu comme projection sur terre d’un emplacement céleste est une manière d’excepter ce lieu, et c’est déjà un modèle pour une extension du cadastre propriétaire.
43.1 Il semble qu’un cadastre dense du ciel ait précédé de loin la terre entièrement cadastrée24.
44 Quarante-quatre est un bon moment pour reposer la question de mes commanditaires : comment peuvent s’entretenir les humains aux ciels différés ?
45 Doge, reconnaissable mais inassimilable, indique une voie ; il engage à considérer l’hypothèse d’une cosmographie commentaire, consciente du bavardage et de la gamberge utopiste sur le qui-vient, et quand même ne renonçant pas à la conversation.
45.1 Doge, agent commentaire, s’appuie sur la conversation existante mais y entre par effraction. Cette conversation projette de la Terre dans le ciel ; elle peuple de figures terriennes un ciel dont elle naturalise le caractère spécifiquement terrien en lui opposant ce qu’elle nomme “ciels extraterrestres”.
45.2 L’idée d’émoticônes intersidérales participe d’une cosmographie conversatoire dominante. Interrogeant les étoiles, considérant la carte du ciel dramatisé, l’auspice comme le rêveur en 2016 trouvent une validation des formes acquises en guise d’augure des formes à venir. Et ce n’est pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace, mais toujours25.
46 La cosmographie commentaire force, oblige, contraint à se fier aux paréidolies suggérées par ce qui dépasse et qu’on fixe rêveur, sans poser comme prémisse l’unité des ciels. Au rêve de communication elle substitue l’interrogation des étoiles selon une attention compositionnelle qui travaille la communauté et l’espace interstellaire (qu’on dirait aussi bien espace intermédiaire) dans le sens d’une résolution des imaginaires antagoniques sans résorption des formes observées dans le connu.
47 Le “commentarisme” des mèmes dans la conversation est un mal moindre et un bien intermédiaire : certes les mèmes sont condamnés à ne jamais devenir images, parce que leur efficace est exclusivement discursive, mais leur dilution dans la conversation n’est jamais totale puisqu’ils y jouent comme révélateurs, agents sous-textuels.
47.1 Au sein d’une conversation entretenue dans et par un langage qui menace à chaque moment de faire définitivement sa souille26 dans le signe, au sein d’un code de la transparence supposée au cognitif ou au sensible, les mèmes muets les plus réussis remontent les épaves connotationnelles27. Ils jouent, dans les dystopies langagières de la pure sémiose ou de la pure icônose, un rôle comparable à ces figures-moments qui chez Brecht flashent du gestus.
48 Les expressions qui se manifestent dans un mème s’y manifestent canoniquement ; par leur répétition d’abord, mais aussi parce qu’elles se jouent en conscience d’une dramaturgie, celle du culte de l’évidence des émotions, de la transparence aux intentions, de la conduction insensible des sensations.
49 Les mêmes sont en un sens comme ces personnages d’intrigues qui ne paraissent que pour faire un point ou pour make a point et semblent avoir toujours plus à faire en coulisses que sur scène, donnant le sentiment que the world’s a backstage.
V. QUAQUA SUNT OCULI
Moins un homme est prisonnier des liens de son destin, moins il est déterminé par le plus proche, qu’il s’agisse de circonstances ou d’autres hommes. Un homme libre sous ce rapport fait sien tout ce qui lui est proche ; c’est même lui qui le détermine. En revanche, la détermination de sa vie — considérée en terme de destin —, c’est du lointain qu’elle lui vient. Il n’agit pas “en regardant derrière lui” pour voir ce qui arrive, comme s’il allait être rattrapé, mais “en regardant autour de lui” vers le lointain auquel il se contraint (sich fügt). C’est pourquoi l’interrogation des étoiles — même au sens allégorique — a un fondement plus profond que la gamberge sur le qui-vient (das Grübeln ums Folgende).
Walter Benjamin28
50 Tous nous accommodons une vision, une fixion,
un stare des taches composables
et combinables dans la stase.
51 Tous nous accommodons un fond
Urgrund, Ungrund, Abgrund, All29, universaux profus que les saillances neutralisent30 ou qu’une légalité d’abîme unifie31.
52 Et si certains sont chargés de voir, de visionner, d’inspecter ou d’interroger les étoiles pour la communauté, leur privilège ne tient pas dans ces capacités ordinaires et piégeuses, mais dans ce qu’on les autorise, dans un défèrement protocolairement chargé, à tracer une fenêtre dans le fond conçu.
52.1 L’auspice est le fenestrier de la communauté, engagé par les monades scientifiques et poètes, pour ne citer que les plus ouvertement missionneurs des tâcherons et les plus tâcherons de tous les missionneurs.
52.2 L’auspice lorsqu’il interroge, contemple, inspecte et interprète, accommode. Une utopique se crée au moment de la prise d’augures ; un jeu de signes, semiological play.
53 Le mot templum désigne une procédure auspicieuse romaine empruntée aux étrusques. L’auspice trace dans le ciel avec un bâton rituel (le lituus) une fenêtre d’observation à la fois temporelle et spatiale. C’est cette fenêtre qu’on appelle templum au sens strict. L’auspice observe ensuite ce qui se passe et passe dans l’espace et le temps de la fenêtre : phénomènes naturels, vols d’oiseaux. Ce prélèvement savant de l’activité du ciel permet d’établir une projection, sur terre, du templum. C’est cet emplacement qu’on appelle par élargissement sémantique le templum terrestre. Sur le templum terrestre sont reportées les coordonnées du templum céleste qui détermineront les grands axes de ce qu’il y à bâtir.
54 Interroger les étoiles est l’activité auspicieuse – interprétation de la carte céleste pour établissement du temple ou de la ville terrestre. L’auspice lit son ciel, une partie du ciel découpée au burin du regard expert32, et les signes qu’il y lit sont
des trajectoires, des vols, des façons de transiter, des directions ou des stations,
ce sont des signes relatifs, contextuels, qui ont à la fois un cadre et un plan qui déterminent l’espace en terme de ciel postérieur et de ciel antérieur, et font sur cet axe du dextre le côté propice et du sinistre l’impropice.
54.1 Les signes observés ne disent rien seuls ; ce sont des inscriptions faisant ciel au moment de la prise. Ils ne signifient que par contraste avec le plan de conversation ou dramaturgie occupantes. Commentaires ils commentent leur plan, dont ils soulignent des tendances.
54.1.1 Les signes auspicieux engagent le perçu en connotant le conçu. Ayant disparu du plan, ils n’auront fait qu’y apparaître, auront fait leur office incertain, comme un acteur fait une apparition, parfois simplement pour nous dire : je suis une tache.
55 L’étymologie de templum donnée par Varron33 est encore admise aujourd’hui. Le terme dérive de tueri (voir, regarder) et désignait n’importe quelle fenêtre que le regard compose dans l’espace et le temps, littéralement : quaqua intuiti erant oculi.
56 Doge est possible paréidole du quaqua.
57 Car Doge est fenestrier pour qui a vu Doge ne serait-ce qu’une fois.
58 Doge est l’étalon possible d’une communication fondée sur le conçu de chacun, l’intuitio auspicieuse, la capacité partagée au rapatriement dans la forme.
59 Doge est la faune cosmographique alternative, le grand sidéré multistable, le grand placide atterré attiré par un objet aveugle.
60 Avec le lointain d’un achèvement du sens, Doge entretient un rapport interrogateur double qui ne se satisfait ni du bavardage ni de l’indicible, ni du tout-dire ni du rien-dire. Il instaure un rapport adventif au loin, pendant d’un autre, celui que le fixeur, le starer ou strict parleur entretient avec le qui-vient à travers l’utopie.
- Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris : Le Seuil, 1971, p. 271 ↩
- Mon intermédiaire s’appelle David Christoffel. ↩
- « Déjà le titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce qu’elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu’elle est imposée au nom d’un conformisme que la plus grande majorité accepte. » (P. P. Pasolini, « Déjà le titre est crétin », Contre la télévision) ↩
- J’emprunte cette expression à LL de Mars, dans son Dialogue de morts à propos de musique ↩
- Pas que cette porosité ne puisse pas être féconde, mais elle est souvent gadgétique parce qu’incantatoire, ça jusque par chez les Amis : “Le monde ne nous environne pas, il nous traverse. Ce que nous habitons nous habite.” ↩
- Le trope de l’habitation, en poésie, procède essentiellement d’une lecture heideggerienne de deux vers de Hölderlin :
Voll Verdienst, doch dichterisch,
wohnet der Mensch auf dieser Erde
(Plein de mérite, pourtant poétiquement,
l’humain habite sur cette Terre)
Les versions françaises, en général, traduisent wohnet par l’usage transitif direct du verbe habiter, et Erde (Terre) par monde. Le trope se dit ainsi en général : habiter poétiquement le monde ou habiter le monde en poète. La lecture de Heidegger, représentative à cet égard de tout un pan de sa pensée, flatte la porosité diathétique du verbe habiter dans son usage transitif direct en français : j’habite une maison (actif) / le doute m’habite ou je suis habité par un sentiment (passif). Pourtant en allemand ce double-sens est absent : être habité par le doute se traduit avec le verbe beherrschen : je suis dirigé, régi, contrôlé, par le doute (c’est d’ailleurs un des sens possibles de l’étymon latin habeo qui donne habiter). Mais Heidegger abuse autrement des ressources propres de la langue allemande, dans un texte qui la consacre comme seule langue – après le Grec Ancien – de la philosophie. Pour résumer : le degré de l’écoute, dans sa correspondance avec le verbe poétique, seul verbe authentique, est fonction de la qualité de l’habitation. Cette équation n’est vraiment lisible que dans la version originale, où la densité de jeux de mots de vieil oncle est exceptionnelle : sprechen / zusprechen / entsprechen (parler / attribuer / répondre-correspondre), hören (auf) / zuhören / gehören (entendre / écouter (obéir) / appartenir). Jusqu’au fameux : Eigentlich spricht die Sprache. Der Mensch spricht erst und nur, insofern er der Sprache entspricht, indem er auf ihren Zuspruch hört. (“En réalité c’est la langue qui parle. L’homme ne parle que dans la mesure où il répond à (entsprechen : répondre à une norme, être à la mesure, se mettre à l’échelle de la langue), en ce qu’il obéit à son assignation (Zuspruch, aussi : attribution))”. (Sur les jeux d’étymons chez Heidegger, cf. G.-A. Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande). Le trope de l’habitation poétique est plus largement suspect, après l’hermétisme germain de Heidegger, d’une reconduction de ses partitions : poétique/non-poétique est largement superposable à la division de Sein und Zeit entre authentique et inauthentique. Habiter poétiquement revient en fin de compte pour Heidegger à être vraiment, de plain pied (retour à un bauen (“bâtir”) anhistorique, étymologiquement formé à partir du bin de ich bin (je suis) qui s’entend dans l’articulation “bâtir, habiter, penser”). Au jeu de l’étymologisme, on pourrait tout aussi bien, côté latin, fonder une ontologie modale, une éthique radicale à partir du verbe latin habitare, fréquentatif d’habeo (signifiant donc “avoir souvent”). ↩ - Was ist der Menschen Leben…, début ↩
- Émoticône est constitué d’émotion et d’icône, au sens, emprunté à l’anglais de Peirce, de “signe dénotatif”. ↩
- Un bêta-user ou tester est quelqu’un qui, dans un domaine donné (souvent le jeu vidéo ou l’informatique), n’est ni expert ni ignorant. C’est un amateur à la compétence moyenne et aux connaissances médiocres, “suffisamment” moyenne et médiocres cependant pour en faire un sujet de choix dans les tests de viabilité d’un jeu ou logiciel. C’est souvent l’effort conjugué des bêtas qui permet, dans ces domaines, un maintien de fonctionnalité. Un n00b (mis pour newbie) est un “nouveau-venu” sur un forum ou dans une conversation. Il est souvent totalement ignorant du sujet discuté, mais son insistance à faire partie de la conversation atteste une curiosité. Pourtant, comme le bêta, le n00b a une fonction communautaire, celle d’indiquer le degré de vulgarisation ou popularization que doit atteindre un discours pour se rendre intelligible à tous. N00b pourrait se dire en français : michu (je suis michu de mon espace). C’est le nom, donné par des nous exclusifs, à un tous grand-inclusif. ↩
- Leur équivalent idéographique serait l’emoji, dont il ne sera pas question directement ici. ↩
- Utopiques : jeux d’espaces ↩
- Dans certaines versions le manteau protège d’ailleurs de flèches divines, protège d’un extérieur dardant du plus intérieur à moi-même que moi-même. ↩
- Louis Marin, op. cit. ↩
- Il faudrait consacrer cent remarques à la question de savoir quel cœur au juste aspire à dénoter. Le Gemüt (cœur-pompe, cœur-à-l’ouvrage) ou le Herz (cœur sentimental, cœur fournaise occupé à (se) (regarder) cuire) ? Le cœur conquérant ou le cœur conquis ? Quel battant ? Le battant battu par les affects ou le bataillant qui soutient l’ouvrage ? La vue la plus saisissante sur l’indémêlable des cœurs et des raisons m’a été apportée jusque-là par certains queer ou queen acts, dont la dramaturgie manifeste souvent une sentimentalité de combat. ↩
- Nom d’usage du signal radio d’origine inexpliquée perçu le 15 août 1977 par le radiotélescope américain The Big Ear et considéré depuis par certains comme une possible émission extraterrestre. Son nom lui vient de ce que, sidéré par concordance de la séquence alphanumérique de l’enregistrement du signal avec la signature attendue d’un signal interstellaire, l’astrophysicien qui les examina annota d’un wow ! les relevés du signal. Wow est en anglais l’onomatopée la plus répandue de la sidération. C’est aussi le terme clé du lexique de Doge, mème dont il est question dans la suite de ce texte. ↩
- Le statut intermédiaire ou intercessuel des mèmes les rapproche aussi de l’eidolon des atomistes, cette image-simulacre qui, garante des structures et fidèle aux formes, transmet l’image des choses jusque dans l’oeil des regardeurs. Pour Démocrite, selon la lecture de Cassirer, le phénomène religieux s’origine dans les eidola d’une part, et dans les phénomènes célestes d’autre part (tonnerre, éclipses…). Tous les phénomènes célestes sont attribués à une agence céleste envisagée dans sa complicité ou complémentarité avec le phénomène optique des eidola. Cassirer conclut : “Démocrite en appelle aux eidola pour expliquer comment les humains ont acquis le concept de “dieux”, et aux phénomènes célestes pour expliquer pourquoi ils pensaient que les dieux existaient”. ↩
- La paréidolie fonctionne d’ailleurs toujours à partir de trois points : des expériences ont montré que les nourrissons sourient comme à un visage quand ils sont face à un objet présentant trois points se détachant clairement par leur couleur. C’est une intuition ancienne, qu’on retrouve par exemple dans la fameuse scène des trois gouttes de sang, où le visage de sa bien-aimée apparaît à Perceval sur la neige. ↩
- Une image multistable est une image sujette à des perceptions concurrentes mais nécessairement successives, jamais simultanées. L’exemple canonique est l’image bistable dite du « canard-lapin », notamment via Wittgenstein. ↩
- An ignoras, o Asclepi, quod Aegyptus imago sit caeli aut, quod est verius, translatio aut descensio omnium, quae gubernantur atque exercentur in caelo ? et si dicendum est verius, terra nostra mundi totius est templum. (Saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 23 : “Ce que pensait Hermès Trismégiste de l’idolâtrie et comment il a pu savoir que les superstitions de l’Égypte seraient abolies”). Saint Augustin cite ici une traduction, attribuée à Apulée, du dialogue hermétique intitulé “Esculape”. Esculape (Asklépios, Askalapios, Asclépios) s’y entretient avec l’Hermès Trismégiste égyptien (un Mercure) au sujet de savoir si les démons sont des dieux ou des intermédiaires. ↩
- “Si tu regardes des murs couverts de poussière ou barbouillés de taches, ou une muraille faite de pierres d’espèces différentes, et si fixant ce mur tu cherches à y découvrir quelque chose par l’imagination, tu verras des têtes humaines ou animales, des paysages variés, des montagnes, des fleuves, des rochers, des arbres, des plaines, de grandes vallées et des successions de collines. Tu y découvriras aussi des combats et figures agitées d’un mouvement rapide, d’étranges airs de visages, des costumes exotiques, et une infinité de choses que tu pourras ramener à des formes distinctes et déjà bien conçues. Il en est de ces murs salis par la poussière et de ces murailles hétéroclites comme du son des cloches, dont chaque coup t’évoque le nom ou le vocable que tu imagines. Ces murs sont bien capables d’échauffer ton imagination, et faire inventer quelque chose, mais elles n’apprennent pas à achever ce qu’elles font inventer.” (Léonard de Vinci, Traité élémentaire de la peinture, chapitre IX, “Avis sur le même sujet”) ↩
- L’Éternité par les astres, dernière œuvre de Blanqui écrite depuis son cachot, “est une soumission sans réserve et, en même temps, (…) le réquisitoire le plus terrible qui puisse être prononcé à l’encontre d’une société qui projette dans le ciel cette image cosmique d’elle-même.” (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle) ↩
- “Dès que les hommes interviennent surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en extase devant leur génie et leur puissance.” Blanqui achève son texte sur un constat désabusé : “Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations.” ↩
- En 1997, après que le vaisseau Pathfinder s’était posé sur Mars, trois Yéménites ont engagé des poursuites contre la NASA pour violation de propriété. Ils affirmaient, documents à l’appui, que leur famille avait hérité de la planète 3000 ans plus tôt. ↩
- Voir aussi John Stamper, The architecture of Roman temples : “Une telle ritualisation de l’espace est peut-être le trait le plus caractéristique de l’architecture des temples romains et de l’organisation urbaine dans le monde romain. Cela explique une tendance à enclore les espaces ouverts, à imposer des contraintes humaines aux forces illimitées de la nature, à contrôler la terre et le ciel à des fins pratiques, et à négocier avec les dieux en des termes humains.” ↩
- « Si quelqu’un interroge les régions célestes pour leur demander leur secret, des milliards de ses sosies lèvent en même temps les yeux, avec la même question dans la pensée, et tous ces regards se croisent invisibles. Et ce n’est pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace, mais toujours. Chaque seconde de l’éternité a vu et verra la situation d’aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards de terres sosies de la nôtre et portant nos sosies personnels. » (Blanqui, op. cit.) ↩
- « J’ai connu autrefois à Tanger un personnage sympathique et fantasque qui pratiquait le métier peu commun de renfloueur d’épaves. Lorsqu’un bateau avait fait naufrage, il était le premier à proposer ses services aux armateurs et aux compagnies d’assurance. Son travail était lucratif mais délicat. Il exigeait surtout de la célérité car si l’on tarde à repêcher une épave, elle fait sa souille. Autrement dit, elle s’enfonce dans la vase ou le sable du fond et y adhère à la manière d’une ventouse. Il n’est dès lors plus possible de l’en arracher. Un jour, sans doute, ce personnage estima-t-il qu’il était en train de faire sa souille dans les épaves, car il s’embarqua sur un paquebot en partance pour la France où il ne débarqua jamais. » (Emmanuel Hocquard, Ma haie) ↩
- Voir par exemple Pedobear, ours jovial et mème remontant le sous-texte pédophile de telle image ou tel fil de conversation. ↩
- Schémas du problème psychophysique, “Proche et lointain” (Schemata zum psychophysischen Problem, “Nähe und Ferne”). Traduction adaptée de celle de Christophe David, qui traduit plus proprement “das Grübeln ums Folgende” par “se demander en ruminant ce qui va se passer” (“les méditations moroses sur ce qui va arriver”, dans la traduction de Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier). ↩
- Urgrund : “fond originel” (sens commun : “principe ») ; Ungrund : “non fond” (ou “infini sans fond”, « essence de toutes les essences » dont le monde émane dans la philosophie mystique de Jakob Böhme) ; Abgrund : « fond d’une profondeur sans fond, élevé en sa profondeur et profond en sa hauteur » (O grundlos tiefer Abgrund, in deiner Tiefe bist du hoch, in deiner Höhe tief !) dans la philosophie de Maître Eckhart ; All : “tout” (sens commun : “univers”). ↩
- Cf. L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre, le passage sur le rendez-vous au café avec l’ami Pierre : “Il faut observer que, dans la perception, il y a toujours constitution d’une forme sur un fond. Aucun objet, aucun groupe d’objets n’est spécialement désigné pour s’organiser en fond ou en forme : tout dépend de la direction de mon attention. Lorsque j’entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître. Et cette organisation du café en fond est une première néantisation. Chaque élément de la pièce, personne, table, chaise, tente de s’isoler, de s’enlever sur le fond constitué par la totalité des autres objets et retombe dans l’indifférenciation de ce fond, il se dilue dans ce fond. Car le fond est ce qui n’est vu que par surcroît, ce qui est l’objet d’une attention purement marginale. Ainsi cette néantisation première de toutes les formes, qui paraissent et s’engloutissent dans la totale équivalence d’un fond, est la condition nécessaire pour l’apparition de la forme principale, qui est ici la personne de Pierre.” ↩
- Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles / Dont la lumière parle un langage connu ! / Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! / Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles / Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, / Des êtres disparus aux regards familiers. (Baudelaire, Obsession, deux tercets finaux). ↩
- Le double sens de caelum en latin (ciel et burin) a inspiré à Ovide un jeu de mots, dans ses Fastes : “Le dauphin que tu as vu inscrit dans les étoiles (alt : serti d’étoiles) échappera à ton regard la nuit suivante.” (Quem modo caelatum stellis Delphina videbas, is fugiet visus nocte sequente tuos.) Caelatum désigne, en tant que supin du verbe caelo (graver, inscrire au burin) “ce qui est inscrit”, mais s’entend aussi forcément dans le contexte d’une description de constellation comme le supin d’un improbable verbe “cieller” qui pourrait signifier “ce qui fait ciel” ou “ce qui est ciellé”. ↩
- De la langue latine (VII, 6–9) ↩