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1143. Il faut défendre la pos­ture sui­vante : néces­si­té de la poé­sie ; néces­si­té, si on est poète, de se reven­di­quer comme poète.

1144. Il faut affir­mer que la ques­tion de la poé­sie ne concerne pas que les poètes. La chute de la poé­sie menace la langue. La chute de la poé­sie menace cha­cun en sa mémoire, menace sa facul­té d’être libre.

1145. Il n’y a cepen­dant aucune rai­son d’être œcu­mé­nique en poé­sie. Bien que la ques­tion interne à la poé­sie : qu’est-ce qui vaut ?, qu’est-ce qui ne vaut pas ?, ne soit pas la pre­mière ques­tion qui se pose, en des temps de menace abso­lue sur la poé­sie, on ne peut pas gom­mer les diver­gences dans l’appréciation des lignes poé­tiques anta­go­nistes qui s’affrontent dans son champ. Autrement dit, je suis en par­tie d’accord avec David Antin quand il dit : « suis-je poète ? si X est poète, alors je ne suis pas poète. » Mais je dirai quand même : « Oui je suis poète, même si X se dit poète. »

1146. La concep­tion de la poé­sie qui résulte des hypo­thèses avan­cées ne peut don­ner à la poé­sie aucune des jus­ti­fi­ca­tions qui sont géné­ra­le­ment pro­po­sées comme rai­sons de son exis­tence, de sa sur­vie. Elle n’amène pas non plus à admettre ce qui lui est sou­vent annon­cé comme fai­sant par­tie de ses devoirs.

1147. L’acte d’accusation – l’argument de la dif­fi­cul­té. Les poètes ne sont plus lus, sont peu lus parce qu’ils sont dif­fi­ciles.

1148. Première réponse à l’accusation de dif­fi­cul­té, la réponse polé­mique : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. » Vous trou­vez la poé­sie dif­fi­cile parce que vous ne voyez pas pour­quoi il y aurait de la poé­sie. Cela, soit parce que vous la jugez dépas­sée, ennuyeuse, soit parce que vous consi­dé­rez qu’autre chose aujourd’hui peut jouer le rôle qui était le sien (il s’agit du rôle « poé­tique » au sens mou), la chan­son, la pub…

1149. Deuxième réponse : si la poé­sie est liée à la mémoire, elle l’est à la mémoire de cha­cun ; si elle n’est pas, ou plus, dans votre mémoire, alors vous ne connais­sez plus ce qu’est la poé­sie ; la poé­sie que vous ren­con­trez est néces­sai­re­ment étrange, inha­bi­tuelle, dif­fi­cile donc, par non-fami­lia­ri­té, par perte de fami­lia­ri­té avec la poé­sie, avec toute poé­sie.

1150. Une variante de la même accu­sa­tion : la poé­sie actuelle est dif­fi­cile ; ah si vous écri­viez comme x, comme y, comme tel poète du pas­sé.

1151. La réponse à cette variante est une variante de la réponse à la forme pure : parce que la poé­sie du pas­sé est déjà entrée dans la mémoire, dans la mémoire de la langue, donc indi­rec­te­ment dans la vôtre ; elle est déjà là, ce qu’elle est est déjà acquis dans la langue, s’absorbe alors sans l’effort néces­saire de péné­tra­tion, de per­cep­tion de la poé­sie en tant que poé­sie, de recon­nais­sance de la poé­sie dans les poèmes (qui est le pre­mier moment de la mise en mémoire).

1152. Dans ce cas la dif­fi­cul­té de la poé­sie se pré­sente aus­si comme dif­fi­cul­té à admettre le chan­ge­ment dans la poé­sie. Ceci est de plus un cas par­ti­cu­lier d’un phé­no­mène qui affecte toute mémoire, et qui joue spé­cia­le­ment dans le cas de la poé­sie, étant don­né sa nature.

1153. Il s’agit de la mémoire immo­bi­li­sée, arrê­tée. La mémoire inté­rieure, dans ses deux formes, ne peut vivre qu’en se modi­fiant sans cesse, qu’en se véri­fiant sans cesse inté­rieu­re­ment. L’hypertrophie du rôle don­né aux mémoires externes favo­rise, en deve­nant le para­digme domi­nant, l’immobilisation de la mémoire (see la trans­mis­sion orale de la poé­sie, la trans­mis­sion orale des lois, des généa­lo­gies ; l’exemple para­dig­ma­tique cité par Jack Goody). (C’est un point essen­tiel sou­le­vé par Platon, autre­fois.)

1154. La poé­sie extrême-contem­po­raine pré­sente un autre carac­tère encore, qui est source d’une réelle dif­fi­cul­té, très dif­fé­rente de ce qu’on désigne d’ordinaire par dif­fi­cul­té (voca­bu­laire, construc­tions, formes, pré­sen­ta­tion, idées…) : l’hypothèse de la mémoire implique, si on tient compte de ce que la mémoire signi­fie, que la poé­sie anti­cipe sur les chan­ge­ments dans la langue (le temps de la poé­sie est aus­si un futur anté­rieur), les annonce, éven­tuel­le­ment par­ti­cipe à leur émer­gence.

1155. La poé­sie contient le futur de la langue.

1156. La langue paraît étrange, inso­lite, dif­fi­cile, dans la poé­sie du pré­sent.

1157. La langue paraît étrange dans la poé­sie extrême-contem­po­raine parce qu’elle y pré­sente cer­tains traits de son futur.

1158. La langue paraît étrange dans la poé­sie extrême-contem­po­raine parce qu’elle y pré­sente cer­tains traits oubliés de son pas­sé.

1159. La poé­sie pré­serve le pas­sé de la langue dans son pré­sent. Elle donne une image augus­ti­nienne de la langue.

1160. La poé­sie redonne un sens oublié aux mots de la tri­bu.

1161. Tel est le sens de la remarque de Gertrude dans une inter­view (quelque chose comme : « Look, when I say “a rose is a rose is a rose is a rose”, the rose is again red in english poe­try »).

1162. La troi­sième réponse à l’accusation de dif­fi­cul­té est qu’elle repose sur un contre­sens abso­lu concer­nant la nature de la poé­sie. Il y a des poèmes (par­mi ceux que je suis prêt à défendre) qui posent des pro­blèmes de com­pré­hen­sion immé­diate, lin­guis­tique ou de pen­sée, consi­dé­rables. Mais il y en a au moins autant d’autres qui ne pré­sentent nul­le­ment cette carac­té­ris­tique. Mais la pré­sence des uns et des autres dans les librai­ries (et géné­ra­le­ment leur absence) ne dépend abso­lu­ment pas de cette dis­tinc­tion.

1163. La dif­fi­cul­té de la poé­sie aujourd’hui est qu’elle est poé­sie. Ce qui est dif­fi­cile à admettre, à entendre, et à com­prendre (l’a tou­jours été plus ou moins, mais l’est à l’extrême dans les condi­tions actuelles), c’est qu’il y ait, encore, cette manière par­ti­cu­lière de trai­ter la langue qui consti­tue la poé­sie. La dif­fi­cul­té pre­mière est là. Toute autre dif­fi­cul­té est secon­daire.

1164. Cela tient bien sûr à la nature toute par­ti­cu­lière de la notion de sens en poé­sie. S’il y a sens, c’est sens for­mel et effet inté­rieur de sens. Dans toute forme-poé­sie du pré­sent, d’un type nou­veau, il y a dif­fi­cul­té à sai­sir ce sens, à l’admettre, à le recon­naître parce qu’on est habi­tué (sco­lai­re­ment et idéo­lo­gi­que­ment habi­tué) à cher­cher autre chose, une des formes habi­tuelles du sens.

1165. Pour beau­coup (y com­pris cer­tains poètes ; il y a des pos­tures déma­go­giques chez les poètes) le crime essen­tiel de la poé­sie est l’incompréhensibilité. La poé­sie doit satis­faire les exi­gences de sens d’un public hypo­thé­tique.

1166. L’accusation d’incompréhensibilité est asso­ciée de manière impli­cite à l’exigence de com­pré­hen­sion immé­diate.

1167. Si la poé­sie est mémoire, agit sur la mémoire, il n’y a aucune rai­son que sa péné­tra­tion (donc sa com­pré­hen­sion) soit immé­diate. Bien au contraire.

1168. La com­pré­hen­sion immé­diate d’un poème est ou bien un contre­sens, la com­pré­hen­sion d’autre chose que le poème qua poème ; ou bien une com­pré­hen­sion molle, pâle.

1169. Ceci est spé­cia­le­ment visible si le poème ne pose aucune dif­fi­cul­té de com­pré­hen­sion ins­tan­ta­née au sens ordi­naire. Exemple para­dig­ma­tique : le poème chip­pe­wa des nuages.

1170. « Tu ne com­prends pas ? je répète… »

1171. Dans la mémoire naît une com­pré­hen­sion irré­flé­chie, non tra­duc­tible, non trans­mis­sible, de la poé­sie.

1172. Une autre manière de céder à la pres­sion du monde sur la poé­sie est de main­te­nir la pos­ture du poète, mais en admet­tant toutes ou par­tie des accu­sa­tions por­tées contre la poé­sie et les poètes qui se situent, plus ou moins net­te­ment, dans la pers­pec­tive que je des­sine dans la POFORM (poé­tique for­melle).

1173. C’est la pos­ture du renon­ce­ment. Dans ces condi­tions la poé­sie peut sur­vivre, atteindre même une cer­taine audience en se pré­sen­tant comme ce qui est pour moi soit un autre rôle que le sien, soit, si on veut être plus sévère, un tra­ves­tis­se­ment, une tra­hi­son de son rôle. L’exemple le plus net de cette situa­tion est aujourd’hui l’Angleterre.

1174. La poé­sie ne peut pas sans s’affaiblir renon­cer à tout pro­jet for­mel.

1175. La pos­ture du renon­ce­ment conduit la poé­sie à se satis­faire d’un rôle de parente pauvre du roman.

1176. La pos­ture du renon­ce­ment conduit la poé­sie à imi­ter le roman de gare, réduit aux élans du cœur (Wendy Cope).

1177. La poé­sie du renon­ce­ment peut trou­ver une force appa­rente dans une situa­tion où appa­raît un indis­cu­table épui­se­ment de la forme roma­nesque.

1178. La poé­sie démis­sion­naire joue un rôle de sub­sti­tut émou­vant du dis­cours bio-éthique, éco­lo­gique, huma­ni­taire, jar­di­nier, tou­ris­tique, fran­cis­cain, boud­dhiste, new age, etc. (des noms !).

1179. La pos­ture du renon­ce­ment est le pro­lon­ge­ment de la poli­tique du slo­gan « mort de la poé­sie », mais par d’autres moyens.

1180. Le dis­cours savant, le dis­cours cri­tique (ce qu’il en reste), le dis­cours jour­na­lis­tique, sou­tiennent la pos­ture du renon­ce­ment.

1181. La poé­sie du renon­ce­ment s’interdit la poé­ti­sa­tion du dis­cours poli­tique à cause des slo­gans « mort de la poli­tique », « dis­cré­dit de la poli­tique »… Il s’ensuit qu’une poé­sie à sur­face ouver­te­ment poli­tique serait sans doute momen­ta­né­ment à défendre.

1182. Hypothèse qua­torze de la poé­sie : la poé­sie est pour un œil-oreille.

1183. « Historiquement » (dans l’histoire du conte théo­rique), l’invention simo­ni­dienne est asso­ciée à une révo­lu­tion tech­no­lo­gique : celle de l’écriture alpha­bé­tique.

1184. Les pro­grès de l’écrit ont conduit à une situa­tion d’équilibre plus ou moins stable entre mémoire externe et mémoire interne.

1185. L’hypothèse qua­torze exprime d’abord ce fait élé­men­taire que la poé­sie devient écrite-orale.

1186. À l’époque médié­vale, dans les langues ver­na­cu­laires, la poé­sie rede­vient aus­si écrite-orale.

1187. C’est alors que se rompt le lien de la poé­sie à la musique.

1188. La poé­sie est néces­sai­re­ment un double (sens de la vue, sens de l’ouïe) ; cela tient aus­si à la nature de la mémoire, qui est un double (pas­sé-pré­sent).

1189. Avant l’écriture alpha­bé­tique, la seule à pou­voir « don­ner à voir » les sons de la poé­sie, c’est dans le même « sens », dans l’oralité-auralité que se trans­met la poé­sie. Ce sont les géné­ra­tions suc­ces­sives qui jouent le rôle du double.

1190. Imaginons un axe de la langue dans la poé­sie, qui a deux pôles, un pôle de la trace écrite, un pôle de la trace orale.

1191. La poé­sie (au sens qui est don­né ici, à ce mot, dans ces remarques) mani­feste (exté­rieu­re­ment) deux formes ; elle est sur la page et elle est dans la voix.

1192. Il est clair que le TONUTRIN va com­pli­quer, enri­chir (et si on n’y prend garde brouiller, affai­blir) cette dis­tinc­tion néces­saire.

1193. La poé­sie peut pri­vi­lé­gier l’une ou l’autre forme (écrite/orale).

1194. La poé­sie peut cir­cu­ler de la forme écrite à la forme orale et réci­pro­que­ment.

1195. La poé­sie peut être « der­rière » les deux formes, sans pen­cher vers une.

1196. Il existe une moda­li­té de la poé­sie où la forme écrite est subor­don­née (elle n’est pas (tou­jours) absente chez les poètes de la per­for­mance, Blaine, Heidsieck, Métail)).

1197. La moda­li­té écrite fait inter­ve­nir les moda­li­tés du geste d’inscription (main, typo, écran…).

1198. La moda­li­té écrite fait inter­ve­nir le geste d’appréhension par l’œil (see exemple écra­nique de l’apparition non simul­ta­née de la page).

1199. La moda­li­té orale-aurale fait inter­ve­nir le geste de pro­non­ce­ment.

1200. Il y a des moda­li­tés de poé­sie où la voix est impos­sible.

1201. Il y a des moda­li­tés de poé­sie où l’écrit est impos­sible.

1202. Dans une poé­sie où soit l’écrit soit la voix est impos­sible, cela ne veut pas dire que la voix ou l’écrit n’en fait pas par­tie. La poé­sie est tou­jours un double, mais une des faces du double peut être vide, ou obs­cure, ou opaque.

1203. Je n’ai pas for­mu­lé une Hypothèse qua­torze prime de la poé­sie : la poé­sie est orale-écrite.

1204. Je ne pour­rais en fait pos­tu­ler que quelque chose comme une Hypothèse qua­torze seconde de la poé­sie : la poé­sie appa­raît sous la forme orale-écrite.

1205. Ne par­ler que de poé­sie écrite ou de poé­sie orale, c’est oublier qu’on ne vise par là qu’une forme externe, un état de langue.

1206. Hypothèse quinze de la poé­sie : la poé­sie est mémoire externe et mémoire interne. C’est une hypo­thèse de pré­ci­sion.

1207. Scholie de l’hypothèse quinze : La poé­sie n’est pas stric­te­ment publique. La poé­sie ne peut pas se réduire à son aspect public, au texte dans le livre, à la per­for­mance de voix, de gestes… la poé­sie est aus­si pri­vée, et d’une manière qui est autre que celle de la mémoire-sou­ve­nir, comme de la mémoire-pen­sée…

1208. Il s’ensuit qu’il peut exis­ter, et même qu’il existe néces­sai­re­ment une dis­tance énorme entre les effets-mémoire de la poé­sie, d’une mémoire inté­rieure à une autre. Pour toute autre acti­vi­té de langue, pour l’examen de toute autre acti­vi­té de langue, ces effets (qui existent tou­jours) doivent être réduits au maxi­mum, doivent être consi­dé­rés soit comme négli­geables et para­sites, soit comme seconds ; dans le cas de la poé­sie, cette réduc­tion est impos­sible.

1209. La poé­sie est sous­traite à la règle dite de la « publi­ci­ty of mea­ning » (see Tennant). La dis­cus­sion sur la signi­fi­ca­tion de la poé­sie (dans les poèmes) est au départ faus­sée si on ne tient pas compte de cela. Dans le « sens » de ce que dit un poème, il y a néces­sai­re­ment une part pré­pon­dé­rante de pri­vé intrans­mis­sible, non inter­per­son­nel.

1210. Hypothèse seize de la poé­sie : La poé­sie appa­raît sous la forme aurale-éQrite (je désigne par « éQrit » l’effet interne de la trace).

1211. On peut aus­si pos­tu­ler une Hypothèse dix-sept de la poé­sie : la poé­sie est nasale, est dans la peau, sur la peau, sur la langue (organe).

1212. L’opposition pre­mière n’est pas entre oral et écrit mais entre inté­rieur et exté­rieur.

1213. L’opposition inté­rieur-exté­rieur est, dans le cas de la poé­sie, beau­coup plus radi­cale que dans le cas de toutes les autres acti­vi­tés lan­ga­gières.

1214. Il s’ensuit que la poé­sie, si je l’accueille et la recon­nais, fait de la langue ma langue plus que tout autre usage, me fait pos­ses­seur de ma langue. Ma langue est à moi par la poé­sie.

Poétique – Remarques
Seuil 2016
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