26 02 13

Retour sur Exposure Berlin

Pendant un peu plus d’un an, à des intensités diverses, j’ai travaillé en tant que dramaturg pour Exposure Berlin, écrivant des textes dans un allemand, un anglais et un français plus ou moins corrects & plus ou moins intriqués. La pièce a été jouée pendant deux semaines, du 12 au 21 octobre 2012, dans un ancien cinéma muet de Berlin, le Delphi, et a fait se bouger entre 200 et 300 personnes chaque soir.
Victor Labarthe, le mac du set de la bühne (Toutes les photos qui suivent ont été prises par Peter Gesierich.)

Victor Labarthe, le mac du set de la bühne
(Toutes les photos qui suivent ont été prises par Peter Gesierich.)

LE CADRE (ehemaliges Stummfilmkino Delphi)

Le quartier de Weißensee, au nord de Berlin, était dans les années 20 la filmstadt (DE) du cinéma allemand. Fritz Lang, Robert Wiene, Marlene Dietrich, tous tournaient dans le coin. Le quartier comptait une vingtaine de salles.

Le Delphi (DE) a été ouvert en 1929. Fermé en 1959 en raison de l’état de la toiture, endommagée pendant la guerre, il n’avait depuis, et jusqu’aux sept représentations d’Exposure Berlin, accueilli aucun évènement public.

C’est un véritable théâtre, au plafond arqué, avec une acoustique claire mais déroutante, légèrement réverbérante, qui chagrine sûrement l’amateur de cocons philharmoniques. Il y a la fosse d’orchestre et ses coulisses, la grande scène pas très profonde, le bar qui donne d’un côté sur le hall, de l’autre sur la salle elle-même, une sorte de grand parterre de cabaret avec plein de tables et chaises — pas l’air d’époque —, quelques straps dans le fond, et un grand balcon semi-circulaire qui surplombe le bar et un couloir qui prolonge l’entrée.

Vue du balcon

Vue du balcon

STATUT DU TEXTE

Exposure Berlin est, du point de vue du français à l’intellectualité enjôlée par la politique des auteurs, un projet curieux. Le mot spectacle ne pose aucun problème. On ne dit pas monter une pièce, mais la produire, et l’ensemble, de l’ingéson à la maquilleuse, s’appelle production team. J’ignore tout du théâtre, mais je crois que ça vient d’un truc appelé Regietheater, un terme qui désigne une manière née dans l’après-guerre où, d’une certaine façon et en termes brechtiens, la transposition sur scène implique une torsion libre du texte (du caviardage au samplage) qui révèle son gestus social, ou disons en termes moins connotés, son sous-texte politique (l’intention de l’auteur est tout à fait secondaire — c’est probablement ce qui m’est le plus sympathique dans cet affreux nuage de tags éculés).

Il y a à la fois viel intéressant et viel agaçant apropos Regitheater ; j’y reviendrai bientôt ici à l’occasion de quelques rapports de conversations avec le collectif Shakespeare im Park questions demeurées sans réponses & notes arrachées à l’aphasie théorique du collectif Shakespeare im Park dans leurs relations aux auteurs, fussent-ils emerging.

DONC DÉJÀ il n’y a pas de primauté naturelle du texte sur la technique ou du dramaturge sur l’acteur. Les bidouilles non-hiérarchiques et les entretiens transversaux (dramaturge <-> set designer <-> compositeur, par exemple) sont fréquents, même si Nikolaus Schneider, le Regisseur, qui est aussi le producer, bossifie.

Le couloir longeant la salle principale et la contrebasse d’Eva.

Le couloir longeant la salle principale et la contrebasse d’Eva.

Aussi, en tant que dramaturge, j’écris des textes au service d’un script relativement précis dans ses articulations (adaptation) et exigeant sur le plan dramaturgique (plurilingue non-traduit). Là-dedans, je suis libre d’imposer des formes, des vocabulaires, des structures et des petites machines théoriques, susceptibles d’évoluer en fonction de la réflexion dramaturgique collective, mais aussi d’influer sur tel choix dans la représentation, voire de détourner une scène de son développement initial.

Le texte n’est donc pas une idole de mie de pain, mais une contribution quasi aspectuelle au Gesamtkunstwerk.

CONDITIONS DE PRODUCTION

Tout le monde s’engage sur une base bénévole. Est payé en fonction du succès public et de la capacité de l’équipe à rembourser ses investissements / dettes. L’ambition d’habiter un lieu comme le Delphi oblige à des dépenses techniques.

Hendrik Kussmann, l’homme qui donne le Ton.

Hendrik Kussmann, l’homme qui donne le Ton.

Le tout implique une quarantaine de personnes, dont six acteurs et un orchestre de douze musiciens qui joue chaque soir une musique composée pour la pièce.

L’orchestre d’Exposure Berlin dans la fosse du Delphi

L’orchestre d’Exposure Berlin dans la fosse du Delphi

Les représentations mobilisent encore un nombre conséquent de bartenders, putzers, traiteurs qui travaillent bénévolement.

Le bar — côté intérieur — pendant une représentation : scepticisme au premier plan, omagad au deuxième.

Le bar — côté intérieur — pendant une représentation : scepticisme au premier plan, omagad au deuxième.

Sous la scène, l’accès aux coulisses est protégé par des fils électriques qui font tomber quand on est saoul.

Sous la scène, l’accès aux coulisses est protégé par des fils électriques qui font tomber quand on est saoul.

LE TEXTE

Exposure Berlin est une adaptation libre des Mamelles de Tirésias, à Berlin, en 2012. Les contraintes concernant le texte sont les suivantes :

– fidélité de certaines scènes au texte d’Apollinaire, plus ou moins cutupé

- nouvelles scènes écrites en anglais, allemand, et français, sans qu’il s’agisse à aucun moment de traduire, mais en installant des récurrences et des relais (parfois au sein d’un même mot, parfois au sein d’une même scène, parfois à quelques scènes d’intervalle) qui prennent en charge la compréhension pour les locuteurs d’une de ces trois langues

– scènes chantées, selon une musique d’inspiration expressionniste composée par Pucinski parallèlement au texte

L’exercice est nouveau pour moi. Je suis familier de quelques expériences d’écriture multilingues, j’ai entendu parler de langues européennes — du grec ancien à l’anglais ou l’italien — taillées en littérature par des hybridations linguistiques volontaristes. Je sais que cette hybridation linguistique fait aussi la fierté des blooms qui ne parlent que l’anglais du marché. Je vacille d’ambivalence, me fais laminer par mon tambour éthique, passe bruyamment à l’essorage ; j’ai l’impression bêtasse de trahir mes exigences formelleswhatever this is.

Je décide d’aborder la chose sous l’angle d’un cut-up d’idiomes. Et de définir trois niveaux d’intrication, qui correspondent aux nécessités dramaturgiques de scènes différentes, et qui sont autant de niveaux éthiques du discours. Je relis la Morale du cut-up de Prigent — court, simple, exigeant & libérateur comme du Prigent. Dans mon fichier d’approche, je nomme rapidement mes niveaux d’intrications : pizza, velouté, bouillon. Ces dénominations subsistent par défaut.

Morale du cut-up

Morale du cut-up

Un exemple, même s’il m’en coûte. La scène centrale du dictator’s speech (Acte II, sc. 2) est le monologue extatique du Mari qui, devenu femme malgré lui, est resté le même, mais a acquis des capacités de reproduction qui le grisent. Il est complètement sous hybris et expose un programme classique de rassemblement sous la bannière de l’ordre, mais son discours ne s’adresse qu’à ses rejetons, dont il a industrialisé la production (tout ça est dans la pièce d’Apo). Il est accompagné d’une musique aurorale, outrancièrement, déconnamment mahlerienne.

La dernière apparition du personnage avant cette scène, c’est celle où, juste après sa métamorphose subie, il se tient, triomphant, dans une pose qui suggère la Statue de la Liberté, mais aussi la déesse de la Columbia. Il y répète “Light !” sur un ton d’abord exalté, puis de plus en plus agressif. On comprend, après la dernière occurrence de “Light !”, qu’il s’agissait d’un ordre donné à la production. Devenu femme, c’est resté le même humain, mais c’est désormais un corps qui entend se produire, c’est-à-dire se générer.

Ce qu’you can tun
Ce qu’we can tun
ZusEnsemble
Vous, me, form un monde newveau
Look (guck)
What wir all / Do not listen
Sons n daughters guck (look)
Was you can (oui)
Material of a new
A neue Welt of
Abondance
Do not
Kinder do not listen
To le ressent’ment, l’anxiouStimme de ceux,
Oders, die n’ont pas votre force
Your meistering, cunning, (h)abilety à
Seh’n was just vor ihnen lies
(extrait)

Après avoir envisagé une version pizza, où les idiomes se seraient côtoyés sans vraiment se toucher, sans se rehausser les uns les autres ; après avoir également envisagé une version velouté, où, dans un esprit plus prosaïque, la fluidité & la continuité linguistique auraient été prioritaires (mais au détriment, peut-être, d’une puissance rythmique indispensable), j’ai opté pour la version bouillon avec croûtons. Les trois idiomes – allemand, anglais, français – y sont dilués dans une novlangue où surnagent des mots-clés, des catch phrases qui constituent le noyau dur de la communication politique.

J’en imagine la lecture heurtée, s’interrompant, comme si le langage lui-même de ce dictateur était agité par des spasmes, des convulsions qui figurent le vitalisme du discours et la gesticulation paradoxalement chaotique d’un appel à l’ordre.

Ce texte babélise des extraits divers, parfois directement issus de discours d’Hitler, suivant l’esprit de la lettre : l’utopie d’un nouveau peuple baigné dans l’indistinction mais sans cesse rappelé à sa condition générique (hommes / femmes, filles / fils).

Dans cette scène, chaque idiome est l’expression confirmée de son cliché.

L’anglais y joue le rôle de stabilisateur, de liant, de base pour la compréhension du texte : les mots qui sont privilégiés dans cette langue sont naturellement les plus connus, courants, ou transparents avec l’un des autres idiomes. Le langage publicitaire, managérial, commercial, est surinvesti (de la stratégie de l’empowerment à l’impératif mi-conseil mi-ordre en passant par les stupidités identitaires habituelles).

L’allemand est plongé là par ses qualités phoniques les plus douloureuses (sa force consonnantique, ses finales trébuchantes). Sa proximité phonétique avec l’anglais m’a permis de former des mots-valises, compréhensibles pour les locuteurs des deux langues.

Quant au français, je ne sais jamais quoi en dire, mais j’ai le sentiment peut-être présomptueux et par trop maternel qu’il est moins de la fête, moins du spectacle, et ça a plutôt tendance à me rassurer. CON

 

The Husband (Brina Stinehelfer) & sein grosses Ich

The Husband (Brina Stinehelfer) & sein grosses Ich

Il est toujours un peu humiliant d’exposer des recettes si peu fines, si débilement littéraires, mais j’ai accepté pour cette pièce de me forcer à écrire des textes au service de la théâtralité, c’est-à-dire, comme écrit Barthes, au service de cette “épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit [cet argument écrit précédant le texte, en tant que tel, ndm], cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières”. J’ai accepté de fournir la partie d’une synesthésie, des textes qui laissent une place à la naissance dans le travail sur scène d’un “langage extérieur” à lui-même, plein et submergeant. Surtout, j’ai cherché à contrarier l’émergence tant attendue du sous-texte en négligeant le plus possible l’épaisseur personnâgeuse pour me concentrer sur une petite balistique des situations : projection, portée, trajectoire.

Ceci dit, citer Barthes ne me berce d’aucune illusion sur la distance infinie de ce type de théâtre avec mon axe de bandaison brechto-adamovien. Barthes parlerait probablement ici de dramaturgie empoissante et abdicante, une critique viable, bien que teintée d’une position de principe réfractaire à l’expressionnisme. Mais la pièce est aussi explicitement taraudante, politiquement taraudante, et j’essaie plus loin d’en définir le gestus social, pour filer le brecht un peu benoîtement.

Dans d’autres textes, des chansons rimées (parfois inspirées par Bertolt encore) conglomèrent moins franchement les idiomes. Ce sont des adresses au public, elles sont parfois chantées au parterre, au couloir, au balcon. Elles empruntent au vocabulaire de l’expressionnisme, au folklore du conte, et très occasionnellement, comme pour donner des petits coups de pieds dans les chevilles de l’idole, à des tubes de rnb atterrants, à certains Fleischers, à certains Disneys. C’est à mille lieues de mon éthique de travail habituelle. C’est aussi une façon de trouver ma place dans l’anglais, dans l’allemand, dans un français simple et accessible aux étrangers.

Dylan Bandy, le fantôme opératique d’Exposure Berlin

Dylan Bandy, le fantôme opératique d’Exposure Berlin

QUELLES MAMELLES ?

Les personnages des Mamelles de Tirésias sont des monstres de normalité. Homme et femme sont des freaks de l’ordinaire : un couple, une dispute, le dîner qui n’est pas prêt. Thérèse devient homme, vire ses seins, occupe des positions confisquées jusqu’alors ; son mari s’accapare la fonction procréatrice, en industrialise les proportions et s’aliène ses rejetons. Elle est homme, il est femme, rien n’a changé. Thérèse est le soldat d’une nation pacifiée par la dilapidation de l’humain dans la compétence : chacun son rôle, les mamelles seront bien garnies. Ce découpement du corps, du sexe, du langage selon une ligne de déhiscence tatouée par l’utilitarisme existe ; il produit des cartographies sociales extrêmement réglées, des images du corps qui joignent les mamelles de l’utile à celles de l’agréable.

Qui prétend adapter Les Mamelles aujourd’hui, sait que la possibilité magique donnée aux figures d’Apollinaire, et qui relègue l’action dans l’abstraction symbolique, est désormais possible, donc inévitable dramaturgiquement. Toute adaptation qui l’ignore est une panotmime autour d’un impensé. Cet impensé tient dans l’évidence d’une question, vertigineuse : que fait l’entrée du sexe dans la sphère du modulable à la question de l’identité générique ? On ne peut pas répondre. On peut suggérer que rien n’est épuisé. On peut mettre des gens en cage, c’est-à-dire sur scène, et tenter de les faire quitter cette scène. C’est un jeu de libération, et c’est assez sérieux.

La scène de ménage et son penseurderodin

La scène de ménage et son penseurderodin

En 1916, interrogé par Pierre-Albert Birot, dans la revue SIC, sur l’actualité et l’avenir du théâtre, Apollinaire répond :

Peut-être qu’un théâtre de cirque naîtra plus violent ou plus burlesque, plus simple aussi que l’autre. Mais le grand théâtre qui produit une dramaturgie totale, c’est sans aucun doute le cinéma.

Cette ambition d’un spectacle total et “plus simple”, moins réglé par les conventions classiques et moins déférent à l’égard de son texte, ce même Birot, créateur des Mamelles, la nomme “théâtre nunique” (du grec nun, maintenant). Il ne lui fixe aucune limite : “acrobaties, chants, pitreries, tragédie, comédie, bouffonnerie, projections cinématographiques, pantomimes”. “Le théâtre nunique, conclut-il, doit être un grand tout simultané contenant tous les moyens et toutes les émotions capables de communiquer une vie intense et enivrante.”

Comme beaucoup de ces définitions qui sont moins des programmes que des velléités, elles sont facilement partageables et Exposure Berlin est d’une certaine façon une réalisation possible de cette idée, avec pour balises esthétiques le cinéma expressionniste allemand. Pour la qualité de ses ombres et l’humanité de ses monstres.

Das Fantôme & la spectatrice en retard

Das Fantôme & la spectatrice en retard

Les monstres sont aussi politiques. Quand l’Action Française publie en novembre un texte non signé qui attaque violemment les “boches”, ennemis d’une guerre encore en cours. C’est Apo, français récent (il l’est depuis 6 mois) et zélé, qui se repaît de l’obsession de l’ennemi pour l’éternelle Paris : il en rêve, le boche, il veut la prendre, c’est là le fond de cette guerre, l’avidité des Allemands pour nos bonnes, nos midinettes, nos dentellières, nos touréfelles. Alors que nul Français ne rêve de Berlin.

Nul Français ne rêve de Berlin. C’était il y a un siècle.

Le hall et son bar, après une représentation

Le hall et son bar, après une représentation

ZANZIBARIS / ZANZIBÄRLIN

À cette époque, Zanzibar, où les Mamelles se jouent, est, de Rimbaud à Kessel, de Conrad à Apollinaire, le nom d’un exotisme, d’une sorte d’Eden “où il y a à faire” (Rimbaud). Le lieu du grand projet de voyage, du dépaysement, et dont tous, jusqu’aux chanteurs à paillettes plus (et trop) proches de nous, parlent à un même futur : j’irai à Zanzibar...

En 2012, Berlin et Paris sont d’évidents, de trop évidents où-il-y-a-à-faire. Chacun le j’irai de l’autre : Berline fascine Parisse et vice versa. Le bac-à-sable & le musée. Au contraire de Zanzibar, ce sont des centres, mais comme ce truc en Z au nom bizarre, ce sont des colonies décisives du fantasme, des Aden décevants, des villes où s’exilent ceux qui ont encore le choix de leur mobilité : lettrés, branchés, réseauteurs, cette internazional kreativ qui a des projets, ouvre des galeries de 2m² dans d’anciens coupe-gorges, navre massivement, et occasionnellement réjouit.

Ces exilés récents sont comme un public de bambins au cirque : extatiques, fébriles, peu politisés ; ils parlent l’allemand des spätis, l’anglais des séries, le français de leurs années de fac, le turc de… ah non, non non. Ils ont moins dans la bouche des langues que des logiciels de communication, et le vocabulaire appris au bout de deux-trois ans sanctionne la misère de leurs interactions.

Le bar du Delphi, et une fontaine à Absinthe

Le bar du Delphi, et une fontaine à Absinthe

QUELLE BABEL ?

Pourtant, le babil qui se parle ici ne suis pas exactement la tangente de la babel globale ; il y défère ponctuellement, mais pas davantage finalement qu’un commentateur politique ou qu’un poète contemporain. Certains manquements sont féconds, et regretter ne plus rien savoir parler c’est encore parler. Les faiblesses, les ratés, les fautes, font aussi nos parcours dans ces langues, et rient d’une muttersprache qui porte sa performation sociale comme une grimace de vieux civilisé.

Comment, dans ces conditions lamentables, ne pas parler la langue des autres ? Il faudrait parvenir, dans le chevauchement des langues qui s’impose, en permanence, comme un mentisme à l’heure du pieu, à leur restituer leur singularité historique (c’est-à-dire aussi bien leur interdépendance), leur profondeur connotationnelle (c’est-à-dire aussi bien l’absurdité légère de leurs associations), l’épaisseur de leur sédiment (c’est-à-dire aussi bien la constante nouveauté des affects qu’elles véhiculent).

Et il faudrait surtout réussir à ne pas leur assigner les tâches habituelles auxquelles on les relègue dans le discours courant (l’anglais serait la langue de la communication et du commerce ; l’allemand celle de l’impératif catégorique et de l’ordre sans sujet ; le français de la clarté et du raffinement élitiste). Sauf, peut-être, quand c’est un grand méchant qui parle. C’est comme quand la sorcière sort ses bonbons, et qu’on sait à sa verrue qu’ils sont empoisonnés. Le tout est de rendre le dégoût de la verrue plus pregnant que l’attrait des bonbons, je suppose. (Et il y a des bonbons à combattre, et des verrues qui les incarnent.)


La première partie du finale en trois.

Le finale est conçu comme une scène chorale. La voix du fantôme (Dylan Bandy), soprane d’opéra, plane au-dessus de l’égotrip logorrhéique du Mari, et des écholalies hallucinées de Lacouf & Presto. Dans cette première partie : l’émancipation psittacique, puis mimétique, de ces deux mimes, clowns maladroits et jusque là totalement muets (leurs dialogues sont pris en charge par des cartons, comme dans un film muet, projetés sur le mur de la scène).

Nos oreilles ne sont pas non plus suffisantes pour envisager des combinaisons de manière efficace. Comme tout français l’allemand me sonne guttural, fort consonantique, et un mot comme “Grenze” m’évoque le tranchant d’une lame contre le fil de la chair, alors qu’un allemand y entend des sons communs. Toute diphtongue anglaise est perçue par un français comme un glissement dynamique : dans “great”, j’entends l’exclamation embarquée, les possibilités d’accentuation et d’appesantissement sur le glissato pas écrit du “ea”. Il n’y a qu’à jouer au jeu des onomatopées avec un public de partout pour se rendre compte de la misère d’une théorie des identités linguistiques fondée sur les sonorités. Une oreille a été préparée comme un piano de Cage, c’est pas la peine d’en faire un drame.

Rendre ces langues vivantes, en les extrayant à leurs grammaires, en les inachevant dans le déni assumé de leurs écosystèmes, c’est donc aussi renoncer à l’idéalisme du vert paradis des babels enfantines, et se frotter à la babel globale, politique, c’est-à-dire essentiellement la langue des emplois du temps et de la domestication des échanges. Faire avec et contre : un cut-up de langues intranquille, scandé par l’incorrection, branché sur l’alternance plutôt que sur la confusion.

On peut aussi choisir plutôt que subir, et tendre vers un raffinement extrême des connotations, prendre son Cratyle à contre-sens, le remonter, et jouir de constater régulièrement que la table, the table et der Tisch ne sont pas l’expression d’une pure équivalence. Mais jouir n’est rien, le difficile est de s’ajouter ce dont on jouit.

À la fin tu es là dans ce monde ancien

À la fin tu es là dans ce monde ancien