13 02 13

Les honnêtes gens sont des jeunes personnes de 8 ans

Les Solutions Grammaticales sont un recueil, datant de 1807, dans lequel Urbain Domergue (1745 – 1810, gram­mai­rien, élu à l’académie en 1803) reprend par­tiel­le­ment des articles de son Journal de la langue fran­çaise (1795), au sein duquel le conseil gram­ma­ti­cal de sa Société des ama­teurs de la langue fran­çaise (créée en 1791) émet­tait ses avis sur tout un tas de trucs (“la langue, la gram­maire, l’idéologie, l’art du poète et de l’orateur, l’enseignement”). Il semble qu’il se soit agi du pre­mier pério­dique de ce type en France.

Les socié­taires ou sous­crip­teurs sont nom­breux par­mi l’élite révo­lu­tion­naire : Condorcet, Fabre d’Églantine, Brissot, Robespierre, entre autres. Les avis nor­ma­tifs sont très recher­chés, à une époque où l’unification lin­guis­tique est dans une phase cri­tique, disons, d’expansion natio­nale.

Alors que les décrets & ordon­nances du 16e avaient pour sou­ci pre­mier la flui­di­té juri­dique, les 17 et 18e siècles dis­cri­minent plus qu’ils n’interdisent — l’enjeu d’une cor­rec­tion de la langue n’est plus le par­tage, mais la dis­tinc­tion. L’élitisme réside dans une éco­no­mie mini­male pro­pice à la sug­ges­tion et à l’insinuation1.

Dans les faits, on célèbre un raf­fi­ne­ment dont Boileau est le pro­phète : on est socia­le­ment cor­rect quand on sait jouer juste de son esprit. Il y a une cer­taine liber­té dans l’élaboration des lois qui fondent la pos­si­bi­li­té de cette cor­res­pon­dance :

Mais il n’y a aucune com­plai­sance pour les “abus” :

Le cancre puant n’est plus alors ce notable de pro­vince ban­ni de la cour pour une tour­nure échap­pée de son patois, mais le licen­cieux de la langue, qui n’est pas seule­ment un infi­dèle, mais un bougre incon­sé­quent, à l’intelligence malade, qui a lésé la rai­son. Un type qui s’est pis­sé des­sus à la can­tine. Et son incon­ti­nence est poten­tiel­le­ment conta­gieuse :

Qu’une langue s’unifie sur le dos de langues mino­ri­taires, appe­lons-ça une poli­tique expan­sion­niste d’État. Qu’à l’intérieur de cette langue on élève la cor­rec­tion au rang de ver­tu, et que celle-ci serve de jauge à l’intelligence, on a davan­tage à faire à un main­tien de l’ordre. Il faut bien recréer de la classe.

Une ques­tion porte jus­te­ment sur l’abolition sou­hai­table du “vous”, et la géné­ra­li­sa­tion du “tu” :

La ques­tion se ter­mine par : “Tous les hommes sont nos frères ; ne rou­gis­sons pas de nous éle­ver à l’égalité.” Elle témoigne des enjeux révo­lu­tion­naires des évo­lu­tions de la langue, tou­jours sous un angle nor­ma­tif cepen­dant, et d’une pas­sion nais­sante pour l’égalité. La réponse de Domergue assi­mile cette pas­sion à l’idéal com­mu­nau­taire des Quakers, sujets habi­tuels de raille­rie à l’époque :

C’est au nom d’une pré­ser­va­tion des capa­ci­tés de nuance de la langue qu’on main­tient le vou­voie­ment. Domergue élude la ques­tion cen­trale, en pre­nant l’exemple d’un “vous” qui enri­chi­rait les rap­ports éga­li­taires (jeux de séduc­tion, auto­ri­té dans la dis­pute, notam­ment) ; il oublie son usage obli­gé dans les rap­ports hié­rar­chiques. Et c’est cet usage qui a mas­si­ve­ment sur­vé­cu.

Pourtant, Domergue n’est pas un affreux réac­tion­naire. Son frère Jean-Baptiste est un fervent jaco­bin, maire d’Aubagne, qui fini­ra fusillé, som­mai­re­ment jugé par la Contre-Révolution, détrous­sé par ses tueurs, déter­ré encore frais par les chiens qui feront de son corps un fes­tin qu’on se racon­ta long­temps lors des veillées de la meute. Même si, cor­ri­geant une lettre de Louis XVI de 1791, il ter­mine par

 

les pro­po­si­tions qui sug­gèrent une sym­pa­thie avec le par­ti de l’égalité sont nom­breuses :

L’analogie est mar­quante, même si elle achoppe, comme sou­vent à l’époque, sur le va-de-soi de la “rai­son”. Domergue fait ici preuve d’une lar­gesse — parce qu’il s’agit de l’importation du mot “club” (ortho­gra­phié par lui “clob”) issu d’une langue vivante — qu’il oublie quand il s’agit du grec et du latin.

Domergue se consi­dère comme un gram­mai­rien phi­lo­sophe — c’est-à-dire à l’époque “un gram­mai­rien qui phi­lo­sophe”, par oppo­si­tion, selon ses mots, aux “gram­mai­riens imphi­lo­sophes”, qui manquent de phi­lo­so­phie. En 1791, il décrit l’objectif de sa Société des ama­teurs de langue fran­çaise en ces termes : com­po­ser un “dic­tion­naire vrai­ment phi­lo­so­phique de notre idiome”. S’il s’est pro­non­cé tôt contre le néo­lo­gisme (ten­dance à abu­ser des lois de la néo­lo­gie), il se consi­dère comme un pro­gres­siste. Son sacer­doce est “la régé­né­ra­tion de la langue” ; ce révo­lu­tion­naire soft est sur­tout un patriote, pour qui la révo­lu­tion fut une mise à jour, une rééva­lua­tion, un pas logique, pas une rup­ture.

Du côté du pro­gres­sisme, — outre que Domergue se montre ouvert à ama­trice (qui n’a pas encore fran­chi les portes de l’Académie, alors qu’il est l’ami quo­ti­dien des amis quo­ti­diens du pr0n) — il s’accorde aus­si avec une hon­nête mère de famille pour condam­ner l’absurdité d’une ortho­graphe qui défère aux langues parentes-mortes :

Réponse de D. :

gothique de notre langue ? » (Complète-t-il.)

Le pro­gres­sisme s’instruit aus­si d’une pas­sion éli­tiste pour l’égalité. Il s’agit de puri­fier, y com­pris les usages régio­naux. À un lec­teur suisse qui lui demande de cor­ri­ger ses “gene­vismes” et d’en publier une liste assor­tie de ses équi­va­lents bon-fran­çais, Domergue répond :

Une langue pure dans toutes les bouches, qui s’applique aus­si uni­ver­sel­le­ment qu’une consti­tu­tion. Dans une lettre “aux repré­sen­tants de la nation com­po­sant le Comité d’instruction publique”, datée du 14 flo­réal an III (3 mai 1796), il appelle de ses vœux la consti­tu­tion d’un ouvrage “propre à cor­ri­ger les pro­non­cia­tions vicieuses des divers dépar­te­ments et à jeter les fon­de­ments d’une saine ortho­graphe”. L’hygiénisme, déjà, dans le cla­pier de la méta­phore. Où l’on voit que l’esprit démo­cra­tique héri­té de la révo­lu­tion n’a pas abo­li les manières abso­lu­tistes d’édic­ter. La loi, c’est le sur­moi, c’est-à-dire de l’insensé “qui ne se sup­porte que du lan­gage”2.

Mon inté­rêt pour ce truc serait pro­ba­ble­ment vain si je n’avais pas la convic­tion que le nor­ma­ti­visme per­siste, pro­gresse même, et que la cor­rec­tion est encore aujourd’hui le pré­texte de connards — ins­truc­teurs publics, démo­crates enthou­siastes — pour main­te­nir un ordre pous­sié­reux d’intelligence et de rai­son. Je me demande si l’horizon de cette cor­rec­tion abso­lue — abso­lu­ment pro­pa­gée, par­ta­gée comme un gâteau de Pâques — n’est pas fina­le­ment un plan de com­mu­ni­ca­tion hori­zon­tal, poli, damié, où l’exactitude de l’échange garan­tit des posi­tions fixes et des rap­ports de trans­pa­rence sus­cep­tibles de pré­ve­nir et com­battre tout refré­mis­se­ment révo­lu­tion­naire.

Pour moi en tout cas, je conti­nue de regar­der les hon­nê­tommes en tout genre — nor­ma­ti­vistes, pres­crip­teurs — comme autant de jeunes per­sonnes de huit ans, du genre de celle qui écri­vait à Domergue :

 

  1. Pendant la période post-révo­lu­tion­naire, elle devient dans les dis­cours jaco­bins un enjeu de l’éducation démo­cra­tique. Domergue, “le gram­mai­rien patriote”, est proche de cet idéal.
  2. Lacan, sémi­naire 1