15 12 19

Aussitôt après nous com­mence le monde que nous avons nom­mé, que nous ne ces­se­rons pas de nom­mer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intel­li­gents, des avan­cés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbé­ciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacri­fient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mys­tique. Et qui s’en vantent. Qu’on ne s’y trompe pas, et que per­sonne par consé­quent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mou­ve­ment de déré­pu­bli­ca­ni­sa­tion de la France est pro­fon­dé­ment le même mou­ve­ment que le mou­ve­ment de sa déchris­tia­ni­sa­tion. C’est ensemble un même, un seul mou­ve­ment pro­fond de démys­ti­ca­tion. C’est du même mou­ve­ment pro­fond, d’un seul mou­ve­ment, que ce peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie répu­bli­caine, et qu’il ne veut plus mener la vie chré­tienne, (qu’il en a assez), on pour­rait presque dire qu’il ne veut plus croire aux idoles et qu’il ne veut plus croire au vrai Dieu. La même incré­du­li­té, une seule incré­du­li­té atteint les idoles et Dieu, atteint ensemble les faux dieux et le vrai Dieu, les dieux antiques, le Dieu nou­veau, les dieux anciens et le Dieu des chré­tiens. Une même sté­ri­li­té des­sèche la cité et la chré­tien­té. La cité poli­tique et la cité chré­tienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est pro­pre­ment la sté­ri­li­té moderne. Que nul donc ne se réjouisse, voyant le mal­heur qui arrive à l’ennemi, à l’adversaire, au voi­sin. Car le même mal­heur, la même sté­ri­li­té lui arrive. Comme je l’ai mis tant de fois dans ces cahiers, du temps qu’on ne me lisait pas, le débat n’est pas pro­pre­ment entre la République et la Monarchie, entre la République et la Royauté, sur­tout si on les consi­dère comme des formes poli­tiques, comme deux formes poli­tiques, il n’est point seule­ment, il n’est point exac­te­ment entre l’ancien régime et le nou­veau régime fran­çais, le monde moderne ne s’oppose pas seule­ment à l’ancien régime fran­çais, il s’oppose, il se contra­rie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C’est en effet la pre­mière fois dans l’histoire du monde que tout un monde vit et pros­père, paraît pros­pé­rer contre toute culture.

Notre jeu­nesse [1910]
Gallimard 1993
p. 102–103