29 12 22

J’avais cou­tume, au grand éton­ne­ment de beau­coup, de me cau­ser de la dou­leur, […] parce que je pen­sais que le plai­sir consis­tait dans l’apaisement de la dou­leur pré­cé­dente : si, donc, la dou­leur est volon­taire, il est facile de l’apaiser. Et parce que je sais d’expérience que je ne peux jamais être tota­le­ment exempt de dou­leur, et que si d’aventure cela se pro­duit, me pénètre l’esprit un élan­ce­ment tel­le­ment pénible que rien ne peut être plus gênant, si bien qu’une dou­leur est un moindre mal, ou bien une cause de dou­leur dépour­vue de honte ou de dan­ger, j’ai ima­gi­né de me mordre les lèvres, de me tordre les doigts de me pin­cer jusqu’aux larmes la peau et le muscle déli­cat du bras gauche ; et grâce à ces pré­cau­tions, j’ai vécu jusqu’à pré­sent dans la digni­té.

Naturellement, je crains les lieux éle­vés, même très ouverts et ceux où je pour­rais soup­çon­ner la pré­sence de chiens enra­gés. J’ai aus­si souf­fert de temps à autre d’amour héroïque, au point de pen­ser me sui­ci­der ; je soup­çonne que cela doit arri­ver aus­si à d’autres, bien qu’ils ne le men­tionnent pas dans leurs livres.

Fuit mihi mos (de quo plures admi­ra­ban­tur) ut cau­sas dolo­ris, si non habe­rem, quae­re­rem […], quod arbi­tra­rer uolup­ta­tem consis­tere in dolore prae­ce­den­ti seda­to : si ergo uolun­ta­rius sit dolor, facile seda­ri pote­rit. Et quo­niam expe­rior me nun­quam posse pror­sus carere dolore, et si modo contin­gat, subit in ani­mum impe­tus qui­dam adeo moles­tus, ut nihil pos­sit esse grauius, ut mul­to minus malus sit dolor, aut dolo­ris cau­sa, in qua nul­la pror­sus inest tur­pi­tu­do per­icu­lu­mue. Itaque ob hoc, mor­sum labii, et digi­to­rum dis­tor­sio­nem, et com­pres­sio­nem cutis ac tenuis mus­cu­li bra­chii sinis­tri usque ad lachri­mas exco­gi­taui ; quo prae­si­dio sine calum­nia adhuc uiuo.
Natura, alta loca timeo quam­quam latis­si­ma ; et ea ubi sus­pi­cio­nem rabiei canis habue­rim. Laboraui inter­dum etiam amore heroi­co, ut me ipsum tru­ci­dare cogi­ta­rem ; uerum talia etiam aliis acci­dere sus­pi­cor, licet hi in libros non refe­rant.

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Le livre de ma vie [De Vita Propria, 1575–1576]
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chap. 6  : « Ma san­té »
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trad.  Jean-Yves Boriaud
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p. 38