13 07 23

Je relis pas­si­ve­ment – et j’en retire comme une ins­pi­ra­tion, comme une déli­vrance – ces phrases toutes simples de Caeiro, par­lant tout natu­rel­le­ment des dimen­sions modestes de son vil­lage, et de ce qui en découle. De là, dit-il, et parce que son vil­lage est tout petit, on peut voir davan­tage de l’u­ni­vers que depuis la ville ; c’est en quoi le vil­lage est plus grand que la ville :

« Parce que j’ai la dimen­sion de ce que je vois,
Et non pas celle de ma taille »

Des phrases comme celles-là, qui semblent pous­ser toutes seules, sans être dic­tées par une volon­té quel­conque, me lavent de toute la méta­phy­sique que j’a­joute spon­ta­né­ment à la vie. Après les avoir lues, je m’en vais à ma fenêtre, qui donne sur une rue étroite, je regarde le vaste ciel et ses astres nom­breux, et je me sens libre, por­té par une splen­deur ailée dont la vibra­tion fré­mit dans mon corps tout entier.

« J’ai la dimen­sion de ce que je vois » ! Chaque fois que je médite cette phrase, avec l’at­ten­tion de tous mes nerfs, elle me semble, tou­jours davan­tage, des­ti­née à rebâ­tir astra­le­ment l’u­ni­vers. « J’ai la dimen­sion de ce que je vois » ! Quelle puis­sance men­tale sans limites, que celle qui va du puits de nos émo­tions les plus pro­fondes jus­qu’aux étoiles les plus loin­taines, qui s’y reflètent et, d’une cer­taine manière, s’y trouvent ain­si à leur tour.

Dès lors, conscient d’a­voir appris à voir, je contemple la vaste méta­phy­sique objec­tive des cieux infi­nis, avec une assu­rance qui me donne envie de mou­rir en chan­tant. « J’ai la dimen­sion de ce que je vois » ! Et la vague clar­té lunaire, tota­le­ment mienne, com­mence à abî­mer de sa lueur indé­cise le bleu à demi noir de l’ho­ri­zon.

J’ai envie de lever les bras en criant des choses d’une sau­va­ge­rie incon­nue, de lan­cer des phrases aux mys­tères hau­teurs, d’af­fir­mer une nou­velle et vaste per­son­na­li­té face aux grands espaces de la matière vide.

Mais je reviens à moi, et je m’a­paise. « J’ai le dimen­sion de ce que je vois » ! Et cette phrase devient mon âme tout entière, j’y appuie toutes mes émo­tions, et voi­ci que des­cend sur moi, au-dedans, comme sur la ville au-dehors, la paix indé­chif­frable d’un clair de lune à l’é­clat dur qui s’é­lar­git avec la tom­bée de la nuit.

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Le livre de l’intranquillité [Livro do Desassossego com­pos­to por Bernardo Soares, aju­dante de guar­da-livros na cidade de Lisboa, 1982]
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trad.  Françoise Laye
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p. 79–80