Quoi qu’il en soit, il y avait ceci de bien clair : tandis qu’en pénétrant dans ce dancing, je n’étais qu’un personnage obscur et négligeable, je jouissais maintenant d’une certaine considération de la part de gens qui généralement ne respectent et n’admirent que plus puissant qu’eux, et je tirais de cette constatation un sentiment d’orgueil démesuré qui n’est sans doute pas étranger au fait que ma crise, à l’encontre des précédentes, revêtait un caractère d’ostentation d’autant plus surprenant que j’ai toujours jugé insoutenable l’exhibitionnisme chez autrui. Mais en société, quand je ne m’inquiète pas de passer inaperçu et de voir sans être vu, il m’arrive presque toujours de prétendre à jouer un rôle ; le plus souvent, il me plairait qu’on me crût de cette espèce d’hommes dont nul ne peut jamais prévoir ce qu’il sortira (réactions, œuvres, attitudes devant une situation donnée, etc.), de sorte que chaque nouveau rapport avec eux implique un changement total de perspective ; mon admiration allant aux êtres dont je dois sans cesse retarder le classement, il est naturel que je sois désireux de les prendre pour modèles. Au sein d’un groupe, et mieux encore s’il est composé de quelques femmes, j’éprouve une joie aiguë à jouer mon rôle, non pas dans un but concerté d’hypocrisie, mais par besoin instinctif de prendre du volume et de me couvrir d’une ombre flatteuse ; d’ailleurs, en pareil cas, ce qui me grise n’est pas tant le parfum de rouerie né de cette comédie qu’une étrange sensation de libération : il me semble qu’après une longue privation, les circonstances me permettent enfin de reprendre possession de ce qui m’est dû, d’incarner mon propre personnage. De là, qu’en dépit du souvenir horrifié que je garde de la vie de collège et de régiment, je m’y reporte quelquefois avec un sentiment de nostalgie analogue à celui d’une vieille actrice évoquant l’immense théâtre croulant sous les applaudissements où elle connut ses plus grands succès.
24 07 23