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Quintane, Tout va bien se passer

Le brouillard était de plus en plus pesant et, même si rien ne rete­nait nos pas, c’était pénible d’y aller coûte que coûte, de for­cer sa marche et ses yeux, à ten­ter d’y voir quelque chose alors que, si on nous avait posé un ban­deau, il n’y aurait pas eu grande dif­fé­rence. Bref, on était fati­guées. Je me sou­viens qu’un ami cher m’avait par­lé, une fois, de la grande fatigue qu’on éprouve à l’approche de la mort ou quand on devient très vieux, puis il m’avait repar­lé de cette grande fatigue, plus grande encore que la pre­mière fois. En même temps que j’essayais de me figu­rer, je savais qu’elle m’était infi­gu­rable tant que moi, à mon tour, je ne serais pas deve­nue très vieille ou malade ou proche de ma mort. Ce n’était pas pour main­te­nant. Et puis j’avais pour me rele­ver une amie de deux cent qua­rante-deux ans. Assise au bord d’un trot­toir de la rue de la Tour, les pieds dans le cani­veau, elle sui­vait les traî­nées de brume lentes qui pous­saient du bitume. Tu crois qu’elles vont où ? je lui demande. Tu crois qu’elles s’arrêtent pile aux portes de Paris ? je lui demande. Tu crois qu’en ban­lieue il fait jour ? je lui demande. Et pour­quoi qu’en chan­geant France en Belgique ça ne s’est pas levé ? je lui demande. Tu crois qu’on aurait dû vider une Orval sur deux ? je lui demande. Tu crois que c’est un pro­blème ? je lui demande. Tu crois que c’est un pro­blème sani­taire ? je lui demande. Tu crois que c’est un pro­blème urba­nis­tique ? je lui demande. Tu crois que c’est un pro­blème envi­ron­ne­men­tal ? je lui demande. Tu crois que c’est un pro­blème socié­tal ? je lui demande. Sociétal ou social ? Social ou éco­no­mique ? Économico-social ou socio­po­li­tique ? Et est-ce que tu crois que c’est parce qu’on sait pas s’organiser ? je lui demande. Ou alors est-ce que c’est parce qu’on veut tou­jours d’abord s’organiser ? Tu crois que c’est parce qu’on passe pas à l’action ? je lui demande. Ou tu crois qu’on passe trop à l’action ? je lui demande. Tu crois que c’est parce qu’on fait tou­jours les mêmes actions ? je lui demande. Ou que c’est jus­te­ment parce qu’on cherche tou­jours à en faire de nou­velles ? je lui demande. Tu crois qu’on veut trop inven­ter ou pas assez inven­ter ? Tu crois que c’est parce qu’on n’a pas les bonnes émo­tions, je lui demande, que c’est ça qui nous freine ? Tu crois qu’on est trop tristes ? Pas assez contents ? Et qui n’est pas content ? je lui demande. Qui ou qu’est-ce qui n’est pas content ? je lui demande. Tu crois que ça vient de bien plus loin ? je lui demande. De bien plus loin ou de bien plus avant ? De France ou d’Allemagne ? De Norvège ou de Portugal ? Du Pakistan ou bien d’Afghanistan ? De l’Alabama ou bien du Kamtchatka ? Du Bénin ? Du XVIII e siècle ou de Babylone ? De 1926 ou bien des âges farouches ? Du paléo­li­thique ou de Napoléon III ?