09 04 18

Quintane, Antonia Bellivetti

Qu’est-ce que l’entêtement ? C’est res­ter au soleil alors qu’on sent déjà le gré­sille­ment des brû­lures. C’est man­ger encore un car­ré de cho­co­lat alors que cho­co­lat ne désigne plus qu’une pâte sucrée qui tapisse ma gorge. C’est déchi­rer un papier en pen­sant ain­si faire dis­pa­raître ce qui est écrit, ou mieux : faire en sorte que cela n’ait jamais été écrit. C’est ne pas se cou­vrir alors qu’il fait froid parce qu’on a déci­dé qu’il fait chaud. C’est for­cer son chien à por­ter des lunettes de soleil dans le seul but de prendre une pho­to. C’est refu­ser d’organiser un pique-nique parce qu’on n’a pas de panier en osier et de nappe à car­reaux rouges et blancs. C’est dire, à six ans, qu’on ne fera jamais de che­val et le dire aus­si à dix. C’est enfer­mer sa sœur dans sa chambre pour évi­ter d’avoir à lui expli­quer pour­quoi on ne peut pas l’emmener. C’est attendre que ce qu’on vous dit cor­res­ponde exac­te­ment à ce que vous avez envie d’entendre.

Antonia s’était décré­tée que puisqu’elle allait mou­rir, il était inutile qu’elle range sa chambre. Quand on le décrète, c’est qu’on a tout de même un peu com­pris qu’en effet, en regard du fait assez simple qu’en dis­pa­rais­sant vous ferez tout dis­pa­raître avec vous et que donc il n’y aura plus rien, le ran­ge­ment d’une chambre ame­née à dis­pa­raître avec le reste pèse peu. Antonia atten­dait donc la mort assise en tailleur au milieu de sa chambre. Si tout dis­pa­rais­sait, par la même occa­sion, Isabelle dis­pa­raî­trait, la cité dis­pa­raî­trait, les caves et jusqu’à l’essoreuse à salade et le cade­nas. Oui, cette cité pour­rie serait rayée défi­ni­ti­ve­ment de la carte et les gens qui l’habitent sup­pri­més un par un et leurs sales petits tra­fics avec. De toute façon, un jour ou l’autre, on allait faire sau­ter les bâti­ments de cette cité, ils s’effondreraient dans leur propre pous­sière, parce que ça fai­sait trop long­temps qu’ils exis­taient, et tous les adultes qui y étaient res­tés, tous ces pauvres abru­tis par la télé et le chô­mage longue durée, tous ces appar­te­ments qui sen­taient la pisse et les cro­quettes pour chat, tous les tiroirs de tous les meubles pleins à ras bord de pho­to­gra­phies de vacances lamen­tables prises dans des endroits misé­rables où on est res­té baba devant le feu d’artifice du 14 Juillet, qui a recom­men­cé tous les 14 Juillets de toutes les années depuis des années, pre­mier 14 Juillet, deuxième 14 Juillet, troi­sième 14 Juillet, et qua­trième et cin­quième et sixième et sep­tième 14 Juillet, ou pire : les pho­tos de mariages, les pho­tos de bap­têmes, les pho­tos d’anniversaires de mariages et les pho­tos d’anniversaires de bap­têmes et les anni­ver­saires tout court, et tout le monde raide dans son cos­tume parce que per­sonne ici ne sait por­ter le cos­tume, que tout le monde est en pyja­ma toute la jour­née ou en sur­vêt ce qui est la même chose, tous les bibe­lots débiles rap­por­tés et qui s’étaient cas­sés dans les valises, tous les appa­reils élec­tro­mé­na­gers en double, ou en triple, parce qu’ils sont pas chers, les ser­vices à raclette, les ser­vices à fon­due, les machines à gaufres, les machines à croque-mon­sieur, les croque-gaufre-grill et tous les 3 en 1, les appa­reils à pop-corn, les fri­teuses comme ci et les fri­teuses comme ça, les bat­teurs, les bat­teurs-mélan­geurs, les mou­lins à légumes, les presse-agrumes, les tran­cheuses et les bouilloires, les machines à glace, les robots com­pacts, les cafe­tières à expres­so, les cireuses aspi­rantes, les pis­to­lets net­toyeurs, les aspi­ra­teurs à eau et tous les por­tables, tous, avec leurs musiques stu­pides, leurs mes­sages encore plus stu­pides et leurs jeux à la con, toutes les consoles de jeux, oui, et toutes ces pouf­fiasses de Lara Croft, ces bouf­fonnes de Buffy et de Scully, ces connards du Loft et toutes les télés qui explo­se­raient en même temps, ça, ça serait un feu d’artifice, tout ça s’écroulerait d’un coup sans qu’on ait pré­ve­nu per­sonne, ils crè­ve­raient tous au milieu de leurs aspi­ra­teurs et de leurs fri­teuses et elle avec, parce que c’était vrai­ment la plus bête de tous, elle, Antonia, et qui avait plus rien à faire, juste à attendre que le der­nier pois­son pané sur­ge­lé du der­nier des congé­la­teurs explose avec tout ce qu’il y avait autour, l’emballage, les meubles, les pères et les mères, les enfants, les ani­maux et la cité.