Qu’est-ce que l’entêtement ? C’est rester au soleil alors qu’on sent déjà le grésillement des brûlures. C’est manger encore un carré de chocolat alors que chocolat ne désigne plus qu’une pâte sucrée qui tapisse ma gorge. C’est déchirer un papier en pensant ainsi faire disparaître ce qui est écrit, ou mieux : faire en sorte que cela n’ait jamais été écrit. C’est ne pas se couvrir alors qu’il fait froid parce qu’on a décidé qu’il fait chaud. C’est forcer son chien à porter des lunettes de soleil dans le seul but de prendre une photo. C’est refuser d’organiser un pique-nique parce qu’on n’a pas de panier en osier et de nappe à carreaux rouges et blancs. C’est dire, à six ans, qu’on ne fera jamais de cheval et le dire aussi à dix. C’est enfermer sa sœur dans sa chambre pour éviter d’avoir à lui expliquer pourquoi on ne peut pas l’emmener. C’est attendre que ce qu’on vous dit corresponde exactement à ce que vous avez envie d’entendre.
Antonia s’était décrétée que puisqu’elle allait mourir, il était inutile qu’elle range sa chambre. Quand on le décrète, c’est qu’on a tout de même un peu compris qu’en effet, en regard du fait assez simple qu’en disparaissant vous ferez tout disparaître avec vous et que donc il n’y aura plus rien, le rangement d’une chambre amenée à disparaître avec le reste pèse peu. Antonia attendait donc la mort assise en tailleur au milieu de sa chambre. Si tout disparaissait, par la même occasion, Isabelle disparaîtrait, la cité disparaîtrait, les caves et jusqu’à l’essoreuse à salade et le cadenas. Oui, cette cité pourrie serait rayée définitivement de la carte et les gens qui l’habitent supprimés un par un et leurs sales petits trafics avec. De toute façon, un jour ou l’autre, on allait faire sauter les bâtiments de cette cité, ils s’effondreraient dans leur propre poussière, parce que ça faisait trop longtemps qu’ils existaient, et tous les adultes qui y étaient restés, tous ces pauvres abrutis par la télé et le chômage longue durée, tous ces appartements qui sentaient la pisse et les croquettes pour chat, tous les tiroirs de tous les meubles pleins à ras bord de photographies de vacances lamentables prises dans des endroits misérables où on est resté baba devant le feu d’artifice du 14 Juillet, qui a recommencé tous les 14 Juillets de toutes les années depuis des années, premier 14 Juillet, deuxième 14 Juillet, troisième 14 Juillet, et quatrième et cinquième et sixième et septième 14 Juillet, ou pire : les photos de mariages, les photos de baptêmes, les photos d’anniversaires de mariages et les photos d’anniversaires de baptêmes et les anniversaires tout court, et tout le monde raide dans son costume parce que personne ici ne sait porter le costume, que tout le monde est en pyjama toute la journée ou en survêt ce qui est la même chose, tous les bibelots débiles rapportés et qui s’étaient cassés dans les valises, tous les appareils électroménagers en double, ou en triple, parce qu’ils sont pas chers, les services à raclette, les services à fondue, les machines à gaufres, les machines à croque-monsieur, les croque-gaufre-grill et tous les 3 en 1, les appareils à pop-corn, les friteuses comme ci et les friteuses comme ça, les batteurs, les batteurs-mélangeurs, les moulins à légumes, les presse-agrumes, les trancheuses et les bouilloires, les machines à glace, les robots compacts, les cafetières à expresso, les cireuses aspirantes, les pistolets nettoyeurs, les aspirateurs à eau et tous les portables, tous, avec leurs musiques stupides, leurs messages encore plus stupides et leurs jeux à la con, toutes les consoles de jeux, oui, et toutes ces pouffiasses de Lara Croft, ces bouffonnes de Buffy et de Scully, ces connards du Loft et toutes les télés qui exploseraient en même temps, ça, ça serait un feu d’artifice, tout ça s’écroulerait d’un coup sans qu’on ait prévenu personne, ils crèveraient tous au milieu de leurs aspirateurs et de leurs friteuses et elle avec, parce que c’était vraiment la plus bête de tous, elle, Antonia, et qui avait plus rien à faire, juste à attendre que le dernier poisson pané surgelé du dernier des congélateurs explose avec tout ce qu’il y avait autour, l’emballage, les meubles, les pères et les mères, les enfants, les animaux et la cité.