nous les alle­mands, nous avons un maté­ria­lisme dépour­vu de sen­sua­li­té. l’« esprit » chez nous médite inva­ria­ble­ment sur l’esprit. les corps et les objets res­tent, eux, sans esprit. dans les chan­sons à boire alle­mandes il n’est ques­tion que des effets spi­ri­tuels du vin, même dans les plus vul­gaires. rien ne filtre de l’o­deur des cuves. le monde pour nous n’a pas de saveur. dans l’a­mour, nous avons intro­duit une sorte de bon­ho­mie, le plai­sir sexuel a pour nous quelque chose de banal. si nous par­lons goût, nous pen­sons encore à des don­nées pure­ment spi­ri­tuelles, la langue est depuis long­temps hors jeu, c’est un vague sens des har­mo­ni­sa­tions. notez aus­si cette locu­tion « pure­ment spi­ri­tuel ». chez nous, l’es­prit se souille immé­dia­te­ment quand il touche à la matière. la matière, pour nous alle­mands, c’est plus ou moins de la merde. dans notre lit­té­ra­ture se res­sent par­tout cette méfiance envers la vita­li­té du corps. nos héros cultivent la socia­bi­li­té, mais ne mangent pas ; nos femmes ont des sen­ti­ments, mais pas de cul, en revanche nos vieillards parlent haut comme s’ils avaient encore toutes leurs dents.

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trad.  Philippe Ivernel
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p. 17–18
, 12.8.38

ÉPILOGUE : LA QUESTION DE LA CÉLÉBRITÉ

Voici clô­tu­rées ces quelques recherches artis­tiques et phi­lo­so­phiques menées autour du concept du « tout public ». Le lec­teur atten­tif aura sans aucun doute pu déce­ler sous l’apparente fri­vo­li­té de ces textes la gra­vi­té des ques­tions qui les animent. Ces ques­tions s’agencent, bien sûr, toutes autour du concept-clé de ce livre : le « tout public ». Cette exi­gence-limite, cet impos­sible, cet impé­ra­tif posé qui est de s’adresser à toutes les sortes de public, à tout genre de public, amène à mon avis inévi­ta­ble­ment à s’interroger sur un concept qui lui est cor­ré­la­tif, ou qui en tout cas en consti­tue le ver­so : le concept de « célé­bri­té ».

La ques­tion du jour, qu’en ce moment je me pose et vou­drais par­ta­ger aujourd’hui, c’est, du Coup : com­ment devient-on célèbre, quels sont les trucs et astuces pour deve­nir célèbre ?

Eh bien je dois dire que cette ques­tion tombe plu­tôt bien, plu­tôt au poil dans ia mesure où là main­te­nant, pile au moment où j’écris ceci, eh bien je me sens assez célèbre je dois dire. C’est vrai­ment un hasard assez heu­reux, j’écris ce texte sur com­ment être célèbre et paf, n’advient-il pas que jus­te­ment je me sens célèbre à fond ? Incroyable. Du coup, c’est sans dif­fi­cul­té que je vais pou­voir spé­cu­ler sur cette ques­tion, ça va venir tout seul tout seul vous allez voir. Je vais tout sim­ple­ment sur­fer sur l’agencement de mes affects du moment et ça suf­fi­ra ample­ment pour vous pondre une grande théo­rie géné­rale sur la célé­bri­té qui tient bien la route. De mon côté, qu’en est-il ? On plante le décor : je suis assis non­cha­lam­ment, à poil, à l’aise, dans un jacuz­zi, il fait chaud, il y à de la vapeur par­tout autour de moi, je suis dans un centre ther­mal j’écris ceci dans mon cahier, tout va bien. Je spé­cule sur a célé­bri­té. Autour de moi, d’autres corps nus, jeunes, beaux, alan­guis, qui dis­cutent entre eux. Atmosphère pai­sible au pos­sible. On sent bien du coup comme le corps se décharge des ten­sions : super agréable, je vais mettre ça dans mon texte sur la célé­bri­té. En effet là main­te­nant je me dis qu’avant de don­ner des trucs infaillibles pour être connu, il faut que j’explique le méca­nisme de la célé­bri­té, tous les rouages qui se mettent en place et s’agencent lorsqu’on se met à deve­nir célèbre.

Il faut savoir par exemple qu’être célèbre c’est une odeur : on recon­naît quelqu’un de célèbre à ce que son corps dégage dans l’odeur. Pas une ques­tion de par­fum bien sûr, vrai­ment une ques­tion d’odeur cor­po­relle spé­ci­fique à la célé­bri­té. D’où vient l’odeur de la célé­bri­té ? me deman­dé-je ici, ici et cou­ché nu dans ce jacuz­zi, me sen­tant célèbre et en com­pa­gnie de gens célèbres. Eh bien l’odeur de la célé­bri­té vient d’une cer­taine façon d’être, d’une cer­taine manière d’être : lorsqu’on est connu, célèbre, on se met à s’agencer le corps de telle façon qu’il soit en inter­con­nexion directe et constante avec un maxi­mum d’autres corps. Une fois que tu es célèbre, tu es celui dont le corps est sen­ti, éprou­vé et vu par un maxi­mum d’autre corps, c’est ça les pré­mices de base, les pré­mices de base de l’odeur de la célé­bri­té : l’odeur de la célé­bri­té vient de ce que le corps connu l’est du fait qu’il s’agence ses par­ties en fonc­tion de celui des autres. L’odeur de cet agen­ce­ment c’est les pré­mices de la célé­bri­té.

Ça n’a l’air de rien comme ça mais en fait c’est extrê­me­ment com­plexe comme réa­li­té, car c’est une réa­li­té qui mobi­lise tout le cos­mos. Si vous vou­lez deve­nir célèbres, écris-je dans mon cahier, ici, nu dans ce super centre ther­mal en com­pa­gnie de plein de gens célèbres et nus comme moi, affa­lés dans ce jacuz­zi obs­cè­ne­ment chaud, si vous vou­lez deve­nir célèbres, chers lec­teurs et lec­trices, eh bien il fau­dra d’abord bien bien com­prendre la théo­rie géné­rale de la célé­bri­té, qui est une théo­rie extrê­me­ment com­plexe qui passe donc notam­ment par toute une théo­rie de l’odeur, mais éga­le­ment toute une théo­rie cos­mique évi­dem­ment.

Car il est bien évident n’est-ce pas que dans là mesure où l’odeur de la célé­bri­té passe par tel agen­ce­ment de corps, eh bien il faut se poser la ques­tion des par­ties cor­po­relles agen­cées par cet agen­ce­ment. Cette ques­tion-là de l’agencement des par­ties cor­po­relles nous ramène en deux temps trois mou­ve­ments à spé­cu­ler à l’infiniment petit qui com­pose nos par­ties cor­po­relles : notre corps est un agen­ce­ment d’une mul­ti­pli­ci­té infi­nie de par­ties infi­ni­ment petites, agen­cées de telle et telle et telle manière qui font que, au final, elles pro­duisent l’odeur de la célé­bri­té et qu’on se retrouve célèbre ou non. Irréfutable, n’est-ce pas ?

Irréfutable et en même temps hyper angois­sant bien sûr, puisque si on réflé­chit bien, si on pousse la logique plus loin, on se rend compte qu’être célèbre c’est vrai­ment une ques­tion cos­mique en fait. En effet que se passe-t-il ? Je suis là, cou­ché dans mon jacuz­zi, dans l’eau et la vapeur chaude, tout va bien, je spé­cule par rap­port à l’infinité de mes par­ti­cules cor­po­relles tout en regar­dant autour de moi les ravis­sants corps nus qu’il y a ici autour et là : coup de théâtre. Coup de théâtre puisque en pous­sant la logique de l’infiniment petit à son comble, for­cé­ment on se retrouve à pal­per l’abysse infran­chis­sable exis­tant entre chaque par­ti­cule for­mant notre corps. Abysse infi­ni­ment grand évi­dem­ment, puisque sépa­rant des par­ti­cules cor­po­relles infi­ni­ment petites. Voilà l’affaire : être là et célèbre, être là avec un corps célèbre, Un corps agen­cé de telle façon qu’il soit connec­té à un maxi­mum d’autres corps, c’est agen­cer des abysses cos­miques selon un style très par­ti­cu­lier qui excite les abysses cos­miques d’autrui : très impres­sion­nant. Inéluctable, 100 % logique, 100 % prou­vé scien­ti­fi­que­ment : pour être célèbre, il faut se connec­ter cor­po­rel­le­ment de façon telle au cos­mos que nos par­ti­cules cor­po­relles s’agencent entre elles d’une façon qui soit hyper bien en connexion exci­tée avec le cos­mos inté­rieur d’un maxi­mum d’autres corps.

Donc être célèbre est très angois­sant car ça démul­ti­plie les abysses : on se retrouve avec son abysse inté­rieur connec­té à une mul­ti­pli­ci­té d’autres abysses inté­rieurs com­plè­te­ment incon­nus. En même temps c’est ça la clé du suc­cès : celui qui veut deve­nir célèbre, eh bien rien à faire, c’est la carte de l’interconnexion des cos­mos inté­rieurs qu’il doit jouer et exci­ter, c’est iné­luc­table. Sans agen­ce­ment de cos­mos, pas de suc­cès.

Voilà. Le cadre théo­rique est posé, et main­te­nant il faut que je vous explique, depuis ce centre ther­mal où je me trouve ici, nu et affable, la théo­rie du jacuz­zi, qui est la théo­rie infaillible qui vous per­met­tra d’être célèbre.

Voici la théo­rie du jacuz­zi : qui veut être connu a le fan­tasme du regard des autres qui lui coule des­sus, c’est du nar­cis­sisme qui passe par le regard de l’autre, de n’importe quel autre. Vouloir être connu c’est vou­loir être tou­ché ou tou­ché du regard ou sen­ti ou enten­du ou goû­té par n’importe quel autre, quel qu’il soit : c’est l’abstraction du regard, du tou­cher, de l’ouïe, des sens de l’autre, ce sont les sens de l’immense mul­ti­pli­ci­té des autres qui te coulent des­sus à l’échelle indus­trielle, com­plè­te­ment abs­traits de leurs corps sin­gu­liers. La théo­rie du jacuz­zi dit que pour être connu, pour assou­vir ce fan­tasme de l’industrialisation et de l’abstraction des sens des autres, rien de tel qu’un bon jacuz­zi : en effet la sen­sa­tion de la célé­bri­té, la sen­sa­tion d’avoir le cos­mos inté­rieur tou­ché, pal­pé, cares­sé par le cos­mos inté­rieur d’une tri­po­tée d’inconnus, est en fait tout à fait com­pa­rable à la sen­sa­tion éprou­vée dans un bon jacuz­zi bien rem­pli de gens nus.

Tu rêves d’être connu ? Facile : fais comme moi, pointe-toi dans un jacuz­zi, tout le monde fait sem­blant de rien, d’un air enten­du sou­dain on par­tage de l’intimité comme ça, boum sans pré­ve­nir, mine de rien, natu­rel­le­ment, tout lé monde par­tage : être connu c’est se par­ta­ger avec les autres. Se par­ta­ger avec les autres, être géné­reux de l’intime. C’est, tu vois, être dans le monde comme dans un grand jacuz­zi.

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« Épilogue : la ques­tion de la célé­bri­té » Tout public
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Nous exa­mi­nons quelques-unes de ces pro­po­si­tions-à-la-tu-peux-tu-dois, rela­tives au com­por­te­ment social, qui pro­viennent d’é­thiques anciennes (il n’a pas été facile de lui impo­ser ce plu­riel), ou du moins qui se pré­sentent en elles. Finalement je lui sou­mets une for­mule pra­tique. Dans l’in­té­rêt de la lutte de classe, il convient de trans­for­mer les pro­po­si­tions-à-la-tu-peux-tu-dois, incluant un « espèce de porc ! », en pro­po­si­tions incluant un « espèce de bœuf ! ». Celles qui ne se prêtent pas à l’o­pé­ra­tion sont à éli­mi­ner. Exemple : la pro­po­si­tion « tu ne dois pas cou­cher avec ta mère » était jadis une pro­po­si­tion du type « espèce de bœuf ! », car dans la socié­té anté­rieure elle ren­voyait à une vio­lente per­tur­ba­tion des rap­ports de pro­prié­té et de pro­duc­tion. De ce point de vue, elle n’est plus aujourd’­hui du type « espèce de bœuf », mais seule­ment encore du type « espèce de porc ! » au fond, elle est donc bonne à mettre au rebut. Cependant, à la rigueur, le pro­lé­ta­riat en lutte pour­ra s’en res­ser­vir comme pro­po­si­tion du type « espèce de bœuf », et à peu près sous cette forme : « espèce de bœuf, tu ne dois pas cou­cher avec ta mère, parce que tes cama­rades de com­bat ont des pré­ju­gés sur ce point et que du même coup ton com­bat ris­que­rait d’en souf­frir, et parce que, par ailleurs, les tri­bu­naux te feraient incar­cé­rer. » On s’a­per­çoit vite de la rela­tive immo­ra­li­té de ces for­mu­la­tions, due à leur inob­jec­ti­vi­té par­ti­cu­lière, qui répugne au mora­liste. La rai­son en est évi­dem­ment que l’ob­jet, à par­tir duquel on pour­rait argu­men­ter, a dis­pa­ru (les rap­ports de pro­prié­té et de pro­duc­tion) et que désor­mais la « chose » est sim­ple­ment deve­nue de l’é­thique.

wir unter­su­chen einige die­ser soll- und darf-sätze, gesell­schaft­liches verhal­ten betref­fend, die aus alten ethi­ken (ihm den plu­ral auf­zuz­win­gen war schwer) stam­men oder in ihnen jeden­falls vor­kom­men. am schluss schlage ich ihm eine prak­tische for­mel vor. im inter­esse des klas­sen­kampfs sind vor­kom­mende soll- und darf-sätze, die ein ’du schwein’ enthal­ten, zu ver­wan­deln in sätze, die ein ’du ochs’ enthal­ten. Sätze, welche ein ’du schwein’ enthal­ten und nicht in ’du ochs’-sätze überführt wer­den kön­nen, müs­sen aus­ges­chal­tet wer­den. bei­spiel : der satz ’du soll­st nicht mit dei­ner mut­ter schla­fen’ war einst ein ’du-ochs’-satz, denn in einer frü­hen gesell­schaft­sord­nung bedeu­tete er große ver­wir­rung in den besitz- und pro­duk­tions­be­din­gun­gen. was das betrifft, ist er heute kein ’du ochs’-satz mehr, nur noch ein ’du schwein’-satz. im grunde müsste also der satz fal­len­ge­las­sen wer­den.

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trad.  Philippe Ivernel
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p. 58–59
, 15.1.40

six ans où presque tout ce que j’avais pu faire et dire, seule ou avec d’autres, avait été dou­blé par la pen­sée de cet homme, si bien qu’à l’époque le moindre détail était salo­pé par cette pen­sée […] une pen­sée exclu­si­ve­ment concen­trée sur un seul sujet, aucun autre sujet et aucun autre objet n’ayant la pos­si­bi­li­té de vivre là-dedans plus de cinq secondes ; mon corps inté­gra­le­ment, depuis mes doigts de pied jusqu’à mes che­veux, était rétrac­té à l’intérieur d’un dis­cours en boucle, c’est-à-dire d’une boucle qui tour­nait sans inter­rup­tion même la nuit – je rêvais, c’était lui ; je me levais pour pis­ser, c’était lui, etc. –, et je me demande si le meilleur moyen, ou l’un des meilleurs moyens, de rendre compte de ce tapis de bombes – ma tête –, n’est pas le jeu du par-devant/­par-der­rière : on prend un texte – tiens, Une sai­son en enfer, c’est celui que j’ai sous la main – et on lui ajoute sys­té­ma­ti­que­ment par-devant/­par-der­rière ; ça donne : Jadis, par-devant, si je me sou­viens bien, par-der­rière, ma vie était un fes­tin par-devant, où s’ouvraient tous les cœurs par-der­rière, où tous les vins cou­laient par-devant. Eh bien je suis par­tie en Crète, c’est-à-dire que je me suis enfuie en Crète à un moment, pour savoir si là-bas le par-der­riè­re/­par-devant conti­nue­rait ou serait trou­blé par le dépla­ce­ment géo­gra­phique, la néces­si­té de faire atten­tion à ce qu’on vous dit avec l’accent, mais j’aurais très bien pu faire le tour du monde en porte-contai­ners, atteindre le pôle Nord, explo­rer Sakhaline, ça n’en aurait pas moins duré – et c’était comme si cette pen­sée devait me sur­vivre puisque je mour­rais avant qu’elle cesse.

The point about it was, if there wasn’t a god, then people wouldn’t die. I came to that conclu­sion, that the only rea­son people died was because there is a god, and the only rea­son people are suf­fe­ring is because there is a god. The way I look at it, the way people die proves that some­thing is killing them–something super­ior to them always wins. A super­ior force. So death is a god, if nothing else, and all people are sub­ject to it, so dea­th’s their god. They aren’t actual­ly sub­ject to the United States or Russia or any­thing, they’re sub­ject to their god-Death. That’s very obvious. The point is, having rea­ched that point, what to do about it ? If they ever reach that point. Should they be obe­dient to the god Death or should they be rebels ? Because if they’re obe­dient to God and are righ­teous, then the most appro­priate thing to do is to die. Then, when they’re dead, they’re holy and righ­teous.

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« Interview with John Sinclair » GUERRILLA
, , https://aadl.org/node/192498