Mais tout cela est à côté de la question, comme tant de choses. Tout est prétexte, Sapo et les oiseaux, Moll, les paysans, ceux qui dans les villes se cherchent et se fuient, mes doutes qui ne m’intéressent pas, ma situation, mes possessions, prétexte pour ne pas en venir au fait, à l’abandon, en levant le pouce, en disant pouce et en s’en allant, sans autre forme de procès, quitte à se faire mal voir de ses petits camarades. Oui, on a beau dire, il est difficile de tout quitter. Les yeux usés d’offenses s’attardent vils sur tout ce qu’ils ont si longuement prié, dans la dernière, la vraie prière enfin, celle qui ne sollicite rien. Et c’est alors qu’un petit air d’exaucement ranime les vœux morts et qu’un murmure naît dans l’univers muet, vous reprochant affectueusement de vous être désespéré trop tard. Comme viatique on ne fait pas mieux. Cherchons un autre joint. L’air pur
Lu
Lasse de ma lassitude, blanche lune dernière, seul regret, même pas. Être mort, avant elle, sur elle, avec elle, et tourner, mort sur morte, autour des pauvres hommes, et n’avoir plus jamais à mourir, d’entre les mourants. Même pas, même pas ça. Ma lune fut ici-bas, ici bien bas, le peu que j’aie su désirer. Et un jour, bientôt, une nuit de terre, bientôt, sous la terre, un mourant dira, comme moi, au clair de terre, Même pas, même pas ça, et mourra, sans avoir pu trouver un regret.
Et à vrai dire il était de par son tempérament plus près des reptiles que des oiseaux et pouvait subir sans succomber des mutilations massives, se sentant mieux assis que debout et couché qu’assis, de sorte qu’il se couchait et s’asseyait au moindre prétexte et ne se levait pour repartir que lorsque le struggle for life ou élan vital lui mettait le feu au cul. Et une bonne partie de son existence a dû se passer dans une immobilité de pierre, pour ne pas dire les trois quarts, et même les quatre cinquièmes, immobilité de surface dans les premiers temps mais qui gagna peu à peu je ne dirai pas les œuvres vives mais tout au moins la sensibilité et l’entendement. Et il faut croire qu’il reçut en partage de ses nombreux aïeux, par le truchement de son papa et de sa maman, par un heureux hasard et entre autres avantages bien entendu, un système végétatif à toute épreuve, pour avoir atteint l’âge qu’il vient d’atteindre, et qui n’est qu’une plaisanterie à côté de l’âge qu’il atteindra, c’est moi qui me le dis, sans pépin sérieux, je veux dire de nature à le rayer séance tenante du nombre des mourants.
L’idée de châtiment se présenta à son esprit, coutumier à vrai dire de cette chimère et impressionné probablement par la posture du corps et par les doigts crispés comme dans la souffrance. Et sans savoir exactement quelle était sa faute il sentait bien que vivre n’en était pas une peine suffisante ou que cette peine était en elle-même une faute, appelant d’autres peines, et ainsi de suite, comme s’il pouvait y avoir autre chose que de la vie, pour les vivants. Et il se serait sans doute demandé s’il fallait vraiment être coupable pour être puni, sans le souvenir qu’il avait, de plus en plus accablant, d’avoir consenti à vivre dans sa mère, puis à la quitter. Mais là non plus il ne pouvait voir sa vraie faute, mais plutôt encore une peine, qu’il n’avait pas su mener à bien et qui loin de l’avoir lavé de sa faute n’avait fait que l’y enfoncer plus avant. Et à vrai dire peu à peu les idées de faute et de peine s’étaient confondues dans son esprit comme font souvent celles de cause et d’effet chez ceux qui pensent encore. Et c’était souvent en tremblant qu’il souffrait et en se disant, Ça va me coûter cher.
C’est curieux, je ne sens plus mes pieds, la sensation les ayant miséricordieusement quittés, et cependant je les sens hors de portée du télescope le plus puissant. Serait-ce là ce qu’on appelle avoir un pied dans la tombe ? Et tout à l’avenant, car s’il ne s’agissait que d’un phénomène local je ne l’aurais pas remarqué, n’ayant été toute ma vie qu’une suite ou plutôt une succession de phénomènes locaux, sans que cela ait jamais rien donné. Mais mes doigts aussi écrivent sous d’autres latitudes, et l’air qui respire à travers mon cahier et en tourne les pages à mon insu, quand je m’assoupis, de sorte que le sujet s’éloigne du verbe et que le complément vient se poser quelque part dans le vide, cet air n’est pas celui de cette avant-dernière demeure, et c’est bien ainsi. Et sur mes mains c’est peut-être la moire d’une ombre de feuilles et de fleurs et des taches claires d’un soleil oublié. Maintenant mon sexe, je veux dire le tube lui-même, et spécialement le bout, par où giclaient quand j’étais puceau des paquets de foutre qui venaient me frapper en plein visage, l’un après l’autre, mais si rapprochés qu’on aurait dit un seul jet continu, le temps que ça durait, et par où doit passer encore un peu de pisse de temps en temps, sinon je serais mort d’urémie, je ne compte plus le voir à l’œil nu, non que j’y tienne, je l’ai assez vu, nous nous sommes assez regardés, l’œil dans l’œil, mais c’est pour vous dire. Mais ce n’est pas encore tout et il n’y a pas que mes extrémités qui s’en vont, chacune suivant son axe, loin de là. Car mon cul, par exemple, qu’on ne peut accuser d’être la fin de quoi que ce soit, à moins qu’on ne veuille y voir le bout des lèvres, s’il se mettait à chier à l’heure qu’il est, ce qui m’étonnerait, je crois vraiment qu’on verrait les copeaux sortir en Australie. Et si je devais me mettre encore une fois debout, ce dont Dieu me préserve, je remplirais une bonne partie de l’univers, il me semble, oh pas plus qu’allongé, mais ça se remarquerait davantage. Car je l’ai toujours remarqué, le meilleur moyen de ne pas se faire remarquer c’est de s’aplatir et de ne plus bouger. Et voilà, moi qui ai toujours cru que j’irais en me ratatinant, jusqu’à finir par pouvoir être enterré dans un écrin à bijou presque, voilà que je me dilate.