Explication

(Compte-ren­du d’une conver­sa­tion col­lec­tive parue dans Legovil 4)

Impayés. Recouvrement. Trier puis agir. Mettez en place un clas­se­ment de vos débi­teurs en trois groupes et ins­ti­tuez un trai­te­ment dif­fé­ren­cié pour cha­cun d’eux. L’efficacité glo­bale de votre recou­vre­ment en sera ain­si accrue.

1. Il peut et il veut. Négligence, retard, erreur du débi­teur, qui effec­tue le paie­ment. Tout rentre dans l’ordre. Votre appel télé­pho­nique vous a fait éco­no­mi­ser des frais d’avocat et / ou d’huissier.

2. Il veut, mais ne peut pas. Votre débi­teur ren­contre d’incontestables dif­fi­cul­tés finan­cières, mais ne conteste pas sa dette. Cette caté­go­rie de dos­sier pose un redou­table pro­blème. Concilier rapi­di­té (car la situa­tion peut se dégra­der et le débi­teur deve­nir tota­le­ment insol­vable…) et ges­tion du rap­port entre le coût du recou­vre­ment et les sommes recou­vrées (pour ne pas en plus perdre de l’argent). C’est pour­quoi, dans ces dos­siers, il est sou­vent oppor­tun de négo­cier un paie­ment éche­lon­né. A défaut de paie­ment, faites le point avec votre expert comp­table. Provision en défaut de paie­ment ; éven­tuel­le­ment : récu­pé­ra­tion de la TVA déjà rever­sée au Trésor. Constituez-vous un bon dos­sier prou­vant les dif­fi­cul­tés de recou­vre­ment de votre créance. Copie des relances et des rap­pels infruc­tueux.

3. Il peut mais ne veut pas. Pas de sou­ci finan­cier en ce qui le concerne, mais il estime être en mesure de refu­ser de payer. Au-delà de la négo­cia­tion, face à ce type de client, vous serez peut-être ame­né à enta­mer une pro­cé­dure. Plusieurs pos­si­bi­li­tés sont ouvertes selon la nature du motif du refus de payer, à étu­dier avec votre avo­cat et votre huis­sier. Pour cette caté­go­rie de dos­sier, le coût d’éventuelles pro­cé­dures judi­ciaires n’est pas à com­pa­rer avec les chances de recou­vre­ment mais avec les chances de suc­cès, c’est-à-dire avec la qua­li­té des motifs de refus de payer.

Rangez votre débi­teur dans une des trois caté­go­ries pré­cé­dentes. Agissez en consé­quence.

(« Avis & Conseil Entreprises »,
14 mars 2006)

Sur l’i­mage ci-des­sous, nous avons une repré­sen­ta­tion gra­phique inexacte de la typo­lo­gie d’Avis & Conseil Entreprises. Inexacte, puisque l’item ori­gi­nal « il peut et il veut » a été rem­pla­cé – inat­ten­tion ou geste cri­tique ? – par « il veut et il peut ». De plus, notre typo­lo­gie, mais cette fois au même titre que l’originale, est incom­plète. Une typo­lo­gie com­plète des débi­teurs dis­tin­gue­rait, au point de vue logique, les énon­cés en fonc­tion de la place qu’y occupent les verbes déon­tiques :

Il peut et il veut. ≠ Il veut et il peut.
Il veut mais ne peut pas. ≠ Il peut mais ne veut pas.
Il ne veut pas mais peut. ≠ Il ne peut pas mais veut.
Il ne peut pas et ne veut pas. ≠ Il ne veut pas et ne peut pas.

À ces énon­cés on pour­rait en ajou­ter d’autres, sur la base d’une inter­pré­ta­tion dif­fé­ren­ciée des conjonc­tions et et mais.

Il peut mais il veut. ≠ Il peut et il veut.
Il veut mais il peut. ≠ Il veut et il peut.
Il veut et ne peut pas. ≠ Il veut mais ne peut pas.
Il peut et ne veut pas. ≠ Il peut mais ne veut pas.
Il ne veut pas et peut.≠ Il ne veut pas mais peut.
Il ne peut pas et veut. ≠ Il ne peut pas mais veut.
Il ne peut pas mais ne veut pas. ≠ Il ne peut pas et ne veut pas.
Il ne veut pas mais ne peut pas.≠ Il ne veut pas et ne peut pas.

En algèbre, l’opérateur ‘mais’ conjoint une enve­loppe (som­ma­tion) et sa néga­tion, soit :

mais = ‘et’ et ‘non’

Cette conjonc­tion n’est pas un gain sec, mais une com­pli­ca­tion du cré­dit.

Notons tout de même, quelle que soit la typo­lo­gie consi­dé­rée, l’absence du verbe devoir du jeu des déon­tiques ; c’est que, comme sur les Tables de la Loi (thou shall not kill, du soll­st nicht töten…), devoir est tuté­laire : nulle dette ne se pense sans un devoir pre­mier. Le poids de la dette est en effet une expres­sion de la gra­vi­tas (pour un paral­lèle avec le poids du péché, se rap­por­ter à Swedenborg, La nou­velle Jérusalem et sa doc­trine céleste, la repen­tance et la rémis­sion des péchés, 1821, §166). Par sou­ci de clar­té, ren­dons visible l’ombre por­tée de devoir sur vou­loir et pou­voir :

Il doit, veut, et peut.
Il doit, veut, mais ne peut pas.
Il doit, peut, mais ne veut pas.

La tutelle ren­due patente, pro­fi­tons-en pour men­tion­ner une autre évi­dence, qui, à force de flot­ter, s’oublie peut-être : les déon­tiques ont ici une valeur auxi­liaire. Ils sont au ser­vice d’une moda­li­sa­tion d’un unique verbe, qui indique l’horizon réso­lu­tif (et rémis­sif) du pro­blème de la dette : payer (remettre). Soit :

i) Il doit payer (remettre), veut payer (remettre), et peut payer (remettre).
ii) Il doit payer (remettre), veut payer (remettre), mais ne peut pas payer (remettre).
iii) Il doit payer (remettre), peut payer (remettre), mais ne veut pas payer (remettre).

En outre, l’objet du paie­ment, si on le réta­blit, ferme tau­to­lo­gi­que­ment chaque pro­po­si­tion, puisque, en géné­ral, ce que le débi­teur doit payer, ça n’est rien d’autre que ce qu’il doit. Soit :

i) Il doit payer ce qu’il doit, veut payer ce qu’il doit, et peut payer ce qu’il doit.
ii) Il doit payer ce qu’il doit, veut payer ce qu’il doit, mais [‘et’ et ‘non’] ne peut pas payer ce qu’il doit.
iii) Il doit payer ce qu’il doit, peut payer ce qu’il doit, mais [‘et’ et ‘non’] ne veut pas payer ce qu’il doit.

Il faut par­ti­cu­liè­re­ment insis­ter sur le fait que, du point de vue du cré­di­teur lan­cé dans l’échelle des démarches – du simple coup de télé­phone à l’envoi d’un huis­sier pour entame d’une pro­cé­dure de recou­vre­ment – l’horizon réso­lu­tif se dit dans une actua­li­sa­tion qui, en der­nier lieu, annule toutes les moda­li­sa­tions :

Il va payer.

Propitiation ? Pas si sûr. Le cré­di­teur a la main sur sa créa­ture débi­teuse. Il peut – par exemple à l’égard du second débi­teur – faire preuve de man­sué­tude. En effet, du point de vue du cré­di­teur, alors que les débi­teurs 1 et 3 vont payer ce qu’ils doivent, le débi­teur 2 béné­fi­cie d’une rémis­sion négo­ciée : il va payer ce qu’il peut, comme il peut. Cette indul­gence à l’égard du deuxième type de débi­teur est une prime don­née à l’innocence du vou­loir. L’innocence du vou­loir entraîne une culpa­bi­li­té par­tielle, puisqu’elle pro­cède d’un empê­che­ment, d’une limi­ta­tion du pou­voir. Le débi­teur 2, en tant qu’empêché, est un hon­nête pécheur ou un tri­cheur sin­cère. Il convient de l’aider à retrou­ver le droit che­min.

La banque me dit allez voir les flics. Je vais voir les flics. Ils me disent allez voir les impôts. Je vais voir les impôts. Ils me disent allez voir la banque. Je vais voir la banque. La banque me dit allez voir les flics. Après quelques tours, j’arrive à m’expulser du manège et je tombe sur le bon­homme Voilà, l’huissier. Il est tel­le­ment heu­reux de tom­ber sur une bonne foi qu’il se montre immé­dia­te­ment arrangeant,réduit la fac­ture et débloque mes comptes. Il récom­pense mon non-ména­ge­ment. Il me paie mes tours de manèges.

« Votre débi­teur ren­contre d’incontestables dif­fi­cul­tés finan­cières, mais ne conteste pas sa dette. Cette caté­go­rie de dos­sier pose un redou­table pro­blème. »

Les dif­fi­cul­tés sont incon­tes­tables, la dette fron­tale et aveu­glante, le pro­blème dif­fi­cile : la situa­tion est en ce sens tra­gique. La bonne conscience prend le tour de la tor­peur et de la contri­tion. Rien ne garan­tit la réminiscence. « Pour assu­rer le retour de la réminiscence, il fau­drait repar­tir de l’amorce de sens qu’elle auto­rise. » (M. Richir, Fragm. Phénom. Tps & Esp., 150). C’est pour­tant ce détachement au Sens qui sur­prend… « La réminiscence fran­chit le Sens par excep­tion, dans la sur­prise. » (Ibid., p.151). Si l’impossibilité de payer est ain­si vécue sur le mode de la sur­prise inquiète, la per­sonne est jugée res­pec­table. L’innocence du deuxième débi­teur du point de vue de l’intention, l’innocence de son vou­loir, est un élé­ment qui ne des­serre pas, lui, le nœud tra­gique, mais contri­bue au contraire à le nouer davan­tage : il y a contra­dic­tion du vou­loir et du pou­voir. Le conflit devient conflit des forces et des inté­rêts.

La contra­dic­tion tra­gique du vou­loir et du pou­voir est enga­gée : on vou­drait par exemple marier une femme, mais [‘et’ et ‘non’] accé­der à ce désir ferait de nous [de la per­sonne entière, non frag­men­tée par la sur­prise inquiète] l’ennemi du père, soit – par alliance – l’ennemi héré­di­taire du père. Il y a une tota­li­té cir­cu­laire du pro­blème, une inex­tri­ca­bi­li­té du nœud qui oblige à une ana­lyse plus appro­fon­die. On ne peut pas divi­ser le pro­blème. Il n’est pas ici ques­tion de mar­chan­dise, mais de l’objet dans son sens le plus hau­te­ment métaphysique : son caractère cen­tra­li­sa­teur (dont la forme poli­ti­que­ment mani­feste se tra­duit dans l’errance rela­tive autour de la définition de l’ennemi). Le dif­fé­rend éco­no­mique est une rela­tion poli­tique sans sujet, la pire de toutes parce que la plus impla­ca­ble­ment irré­duc­tible au cir­cuit de la média­tion. L’aboutissement tra­gique est alors : « tota­le­ment insol­vable ». La totale insol­va­bi­li­té du débi­teur est le moteur de l’action et son minu­teur : il faut agir vite, s’organiser rapi­de­ment (pour résis­ter à l’oubli et l’entropie des enga­ge­ments).

Face au deuxième débi­teur, la mise en place d’un éche­lon­nage des rem­bour­se­ments est une façon de décou­per le noeud, de divi­ser le pro­blème tra­gique, de réin­tro­duire une échelle et ses variables hypo­sta­tiques. L’horloge dis­crète du temps échéant se met à tour­ner légè­re­ment moins vite. Une occa­sion est offerte de quit­ter la tra­gé­die pour entrer dans l’espace logique du drame : la tra­gé­die était la conver­gence fatale des moyens insuf­fi­sants et des fins néces­saires, le drame est ce qui se résout quand on met les moyens. On passe de la sur­prise inquiète au convoi de la négo­cia­tion.

À quel moment des rap­ports his­to­riques entre drame et tra­gé­die se trouve-t-on ? Quel est notre rap­port à la dette ? La tra­gé­die trouve son abou­tis­se­ment déjà pres­crit dans l’insolvabilité radi­cale du débi­teur, ergo sa liqui­da­tion, sa mort en tant que puis­sance finan­cière et source d’argent. Dans le drame, peut encore se nouer un pro­blème – notam­ment celui du han­di­cap dou­lou­reux du débi­teur. La posi­tion du pro­blème nous fait pas­ser de la pure angoisse rela­tive à la forme de l’oubli dans l’expérience plus modé­rée de la perte d’historicité. Quand tu es en état d’in­sol­va­bi­li­té, tu es dans la stu­peur, alors que quand tu rentres dans le cir­cuit de la média­tion du rem­bour­se­ment, tu es juste dans une alié­na­tion rela­tive qui se mani­feste comme une perte d’his­to­ri­ci­té – l’Histoire étant l’élément rela­tif du drame, par oppo­si­tion à la trans­gres­sion tra­gique comme situa­tion abso­lue. L’inter-dit sup­plante le non dit.

Si le débi­teur peut mais ne veut pas – cas de figure numé­ro 3 – les moyens à déployer pour le contraindre sont déjà connus : il faut tou­cher aux pro­prié­tés qui seraient natu­rel­le­ment celles du drame de la sai­sie. Le deuxième débi­teur, lui, tend à échap­per à la pos­si­bi­li­té de la sai­sie.

Le seul, dans cette typo­lo­gie, qui soit cou­pable tota­le­ment, c’est le débi­teur numé­ro 3 : il l’est au plan du vou­loir et au plan du pou­voir. C’est le seul à com­mettre un crime carac­té­ri­sé, et à appe­ler une réponse pro­cé­du­rale. Il n’est pas aimable ; on ne trai­te­ra pas avec lui à l’amiable. L’abandon du mau­vais axe, du mau­vais pivot relève d’une ques­tion de prin­cipe.

« Nous connais­sons les gens qui ont des com­bines pour échap­per aux manoeuvres de la machine de recou­vre­ment et de l’échéancière gra­cile. Nous savons quel est le trai­te­ment à leur faire subir. »

Cette
socié­té du Gabon
à qui il était deman­dé
, par la jus­tice,
3906 € d’impayés.Une lettre lui est envoyée,
comme des pigeons à la figure.
La magna­ni­mi­té colon n’est plus ; reste
le com­plexe post­co­lo­nial :

On n’a plus l’Empire et en plus,
ils nous la mettent
à l’envers.

forme libidinale de la dette et mort de danton

– Et toi, pour­quoi tu t’intéresses tant, par exemple quand tu parles des cré­di­teurs, à la libi­do ? Tu dis « la jouis­sance » comme si tu fai­sais un poème ou un avis & conseil entre­prises.

– Je ne sau­rais pas en par­ler avec pré­ci­sion, mais je crois qu’on a affaire à deux choses. On a affaire à un sys­tème. Le sys­tème, c’est la typo­lo­gie du conseil & avis entre­prises. Des espèces de fabri­ca­tion de fils invi­sibles qui nous tien­draient, et puis en fait quand on a affaire à un humain : qu’il soit huis­sier, qu’il soit machin, il est encore humain, c’est-à-dire qu’il fait son tra­vail, comme on dit. Et peut-être c’est ça l’es­pace de la jouis­sance : faire plus son tra­vail qu’être encore son métier. Walser, à chaque fois qu’il trou­vait du bou­lot – des trucs à la Bartleby : reco­pier des textes, avec une jour­née entière pour recou­vrer un seul texte – tu vois, à chaque fois Walser il fait son bou­lot super bien,avec ardeur et zèle, et le len­de­main ça l’emmerde, tout à coup il ne fait plus rien, il fait défec­tion mais à son poste, et le sur­len­de­main il quitte son poste. Il va retrou­ver un autre bou­lot où repro­duire le même sché­ma : jouir, ne rien faire, voi­là. Dans l’amour, pareil : il va faire le ménage chez une femme, et cette femme a des grandes chaus­sures avec des talons extra­or­di­naires. Il rêve de lui bai­ser les pieds, d’être le plus bas pos­sible devant celle qui l’embauche. Il jouit de la dési­rer sublime ; il la déteste d’être si laide ; il quitte l’emploi de la dési­rer ou de la haïr.

– Alors Walser, c’était une sorte de sub capri­cieux ?

– Oui. Dans Le Commis, dès les pre­mières lignes, il est fait droit au per­son­nage prin­ci­pal, un com­mis, qui exige qu’on lui pro­duise les condi­tions opti­males pour s’accomplir comme com­mis.

– Il veut ren­con­trer sa jouis­sance. Sauf qu’après, sa liber­té, ce sera celle de tout cas­ser…

– Recouvrer la liber­té… Débiter n’importe quoi, c’est-à-dire par­ler sans jamais s’acquitter d’une dette vis-à-vis du lan­gage. Tout cas­ser, c’est alour­dir sa dette.

– Je notais hier le verbe « dés­in­té­res­ser ». Désintéresser, c’est : faire ces­ser l’attente.

– Être dés­in­té­res­sé, c’est avoir tota­le­ment rem­bour­sé sa dette, c’est ça ? C’est un terme tech­nique ?

– Oui… Non… C’est peut-être moi ça… Faire ces­ser l’attente, ne plus impor­ter. Être léger de toute dette, avoir dis­pa­ru…

– On ne s’est pas trop inté­res­sé à la figure de « il peut et il veut ».

– Oui. Il est enre­gis­tré comme débi­teur acci­den­tel­le­ment. Il a oublié…

– Il est juste à la bourre, oui. On n’a pas trou­vé son adresse, quoi. Il est en retard sur le temps.

– Alors je pense qu’on touche à un point impor­tant. L’homme qui a énon­cé la fin his­to­rique de la tra­gé­die et annon­cé le temps où règne seul le drame inter­mi­nable, c’est un Allemand, il s’appelle Büchner, et c’est dans un texte qui s’appelle La mort de Danton.

– De ce point de vue, il fau­drait peut-être à nou­veau ques­tion­ner les rap­ports entre tra­gé­die et drame. Il s’agit d’imaginer une échelle sur laquelle on dis­tingue les événements, d’une part (sou­dain…, c’est alors que…), des cer­ti­tudes (il est bien enten­du que…), d’autre part.

– Alors, là, il y a un truc à noter ? La mort ?

– Oui…

– Au regard de la dette ?

– Au regard de la dette. Ce que serait la mort pour un regard dra­ma doit être pré­ci­sé.

– Est-ce que Danton est cou­pable ou inno­cent dans la pièce de Büchner ?

– Ce n’est plus la ques­tion, jus­te­ment. Ou plu­tôt : l’innocence n’est plus ici en ques­tion.

– La ques­tion morale a été liqui­dée ?

– La ques­tion tra­gique a été liqui­dée.

– J’ai rame­né un filet, je ne sais pas pour­quoi. Je suis vivant dans l’écarté. J’arrive, je vois un filet, je me dis « c’est le débi­teur son filet », ou « le recou­vreur son filet ». Il me semble que la ces­sa­tion des temps propres à la sur­prise inquiète est aus­si l’occasion d’une cen­tra­tion de l’échelle sous la forme d’une toile, par exemple. J’ai appris dans la dette qu’il était ques­tion de cap­ture jusqu’en dehors d’elle.

Il y avait ce
Monsieur espa­gnol,
robin des bois des banques
qui enchaî­nait les cré­dits pour la cause
anticapitaliste.Il édite un jour­nal avec de l’argent
qu’il n’a pas. Dans ce jour­nal,
il décrit les méthodes pour
finan­cer la cause qu’on a
avec de l’argent qu’on n’a pas.

Kenneth Goldsmith est un poète amé­ri­cain, pri­mé par le MOMA et reçu à la Maison Blanche, qui a bâti son œuvre et sa répu­ta­tion sur la pra­tique et l’his­to­ri­ci­sa­tion de la « non-expres­si­vi­té » et de la « non-ori­gi­na­li­té ». Le 13 mars 2015, Goldsmith a lu en public, dans une uni­ver­si­té amé­ri­caine, un poème inti­tu­lé The Body of Michael Brown qui consis­tait en la reprise, pré­sen­tée comme lit­té­rale, du texte du rap­port d’au­top­sie d’un jeune homme noir assas­si­né par un offi­cier de police le 9 août 2014 1. Répondant aux contro­verses nées de cette lec­ture, Goldsmith s’est récem­ment posé en vic­time d’une cen­sure morale venant de la gauche.

Cette jus­ti­fi­ca­tion fait suite à une une décla­ra­tion qua­si mar­ty­ro­lo­gique dans laquelle il affirme avoir sim­ple­ment repro­duit le texte de l’au­top­sie – sans l’édi­to­ria­li­ser (mot anglais pou­vant signi­fier « inter­pré­ter » ou « angler », dans le jar­gon jour­na­lis­tique) –, défen­dant une pra­tique de la lit­té­ra­li­té qui indique (guck mal !), mais l’air de rien et sans la sou­li­gner, la teneur ou la charge idéo­lo­gique du docu­ment source. La robe du grand mage débus­queur d’i­déo­lo­gies s’é­raille cepen­dant lorsque Goldsmith admet avoir alté­ré le texte pour pro­duire un effet poé­tique (« alte­red the text for poe­tic effect »), tra­duit en anglais stan­dard des termes du lexique médi­cal qui seraient demeu­rés obs­curs et auraient inter­rom­pu le flux du texte (« trans­la­ted into plain English many obs­cure medi­cal terms that would have stop­ped the flow of the text ») et nar­ra­ti­vi­sé le texte de manière à le rendre moins didac­tique et plus lit­té­raire (« nar­ra­ti­vi­zed it in ways that made the text less didac­tic and more lite­ra­ry »)2.

Que ces ajus­te­ments, retouches, alté­ra­tions du texte d’o­ri­gine ne soient pas per­çus comme des écarts consé­quents par rap­port au vœu de lit­té­ra­li­té inter­roge. Quel genre de théo­rie du lan­gage sup­pose ces pro­cé­dures non-expres­sives ? Quel ter­ri­toire un terme comme « édi­to­ria­li­ser » recouvre-t-il si de tels arran­ge­ments en sont exclus ? Quel « art poé­tique » s’ac­com­mode de la pola­ri­té lit­té­raire vs. didac­tique ?

Plus loin, Goldsmith dit n’a­voir ajou­té ni alté­ré un seul mot ou sen­ti­ment qui ne pré­exis­tât dans le texte d’o­ri­gine (« That said, I didn’t add or alter a single word or sen­ti­ment that did not preexist in the ori­gi­nal text. »). Un lit­té­ra­liste décla­ré affirme donc que la pré­cau­tion qui consiste à pré­ser­ver un lexique ou un registre sen­ti­men­tal suf­fit à tenir le ser­ment de loyau­té à l’é­gard d’un texte. Mais quelle est, au juste, la nature d’une loyau­té au seul « scribe » – celui dont on prend la peine de cor­ri­ger l’ex­pres­sion ?

On dit : le remon­tage de l’ex­pé­rience du témoin est un pro­blème dra­ma­tur­gique vieux comme le pre­mier crime. La réécri­ture « cor­rec­trice » de l’ex­pé­rience du scribe fait, elle, en 2015, écho aux pra­tiques plus anciennes du clerc : assi­mi­la­tion de l’ex­pé­rience indi­vi­duelle à un cor­pus sty­li­sé (pié­gé dans la caté­go­rie dra­ma­tique de l’épi­pha­nie qu’on peut aus­si bien appe­ler brea­king news), cor­pus auquel est confé­ré le pri­vi­lège du caprice dans la dési­gna­tion, la nomi­na­tion et la domes­ti­ca­tion du flux. Ainsi le pro­gramme de non-expres­si­vi­té et de non-ori­gi­na­li­té s’ap­puie-t-il com­mo­dé­ment sur des énon­cés ori­gi­naux qu’il s’ap­pro­prie dans la tra­di­tion (et dans le préau) de l’a­ca­dé­mie, celle qui aliène en pré­ten­dant trans­mettre.

Le même pro­blème dra­ma­tur­gique s’é­tait posé à l’oc­ca­sion de l’ex­po­si­tion exhi­bit b, dont les orga­ni­sa­teurs ont répon­du aux accu­sa­tions de racisme par une décla­ra­tion dont le fond était que leur bonne foi d’an­ti­ra­cistes suf­fi­sait à pous­ser du bon côté du regard la repro­duc­tion de tableaux vivants par des acteurs noirs in situ. Le fait que la repro­duc­tion lit­té­rale, par des agents ins­ti­tu­tion­nels, de zoos humains à l’in­té­rieur d’un théâtre, se fût heur­tée à des mani­fes­ta­tions de non-acteurs éga­le­ment vivants et éga­le­ment noirs à l’ex­té­rieur du théâtre, consti­tue un énon­cé d’une « lit­té­ra­li­té » qu’au­cune glose ne sau­rait réduire : à par­tir de main­te­nant, se laver les mains dans la grande tra­di­tion cathar­tique au sein d’une socié­té bâtie et nour­rie sur l’ex­ploi­ta­tion et sa douce his­to­ri­sa­tion dans l’ordre des Grandes Découvertes (l’es­cla­vage comme « contact » anthro­po­lo­gique, la colo­ni­sa­tion comme « middle ground » etc.), ne sera plus pos­sible.

Cette idéo­lo­gie, qui a pro­duit des car­to­gra­phies molaires aux pay­sages dis­con­ti­nus, trouve son pro­lon­ge­ment dans la foi de l’ins­ti­tu­tion en son contexte comme pay­sage de repro­duc­tion d’ex­cep­tion (non-pro­blé­ma­tique en soi). À cette confiance, les non-acteurs répondent par la convo­ca­tion d’un contexte plus large, celui d’une socié­té dans laquelle le racisme est consi­dé­ré comme une tache (« le can­cer de la socié­té ») pour évi­ter d’être trai­té comme mode, la col­lec­tion d’é­non­cés qui va du cri de singe aux jets de bananes occul­tant la fabrique insi­dieuse du racisme ins­ti­tu­tion­nel. Ainsi, en 2015, des non-acteurs à l’ex­té­rieur du théâtre ont une connais­sance plus fine des pro­blèmes de poé­tique et de dra­ma­tur­gie que des artistes, à l’in­té­rieur.

Le geste de Goldsmith rapa­trie un corps noir dans le dis­cours bio­lo­gi­sant de l’u­ni­ver­sa­lisme blanc (fait d’une col­lec­tion d’é­non­cés sans cesse contre­dits par la per­ma­nence de l’ex­ploi­ta­tion) et dit, depuis l’in­té­rieur du théâtre, ce que ses énon­cés dis­si­mulent sous le va-de-soi de l’anti­ra­cisme : « une fois morts nous serons égaux ». En fait de lit­té­ra­li­té, son geste ne fait que pré­ser­ver l’é­qui­for­mi­té de son docu­ment source3, mais il défère à son texte (par les modi­fi­ca­tions men­tion­nées tout à l’heure, les cor­rec­tions de clerc) le sta­tut de docu­ment de culture soli­daire d’un ordre dra­ma­tur­gique soli­daire d’un ordre ins­ti­tu­tion­nel ; aus­si n’y a‑t-il rien d’é­ton­nant à ce que son geste appelle, en fin de compte, le même ordre de com­men­taires que ceux pro­duits par sa cause (le défendre en défi­nis­sant l’art concep­tuel comme pain sti­mu­lus ne fait que confir­mer ceci : la carte des affects sus­ci­tés par une telle œuvre est super­po­sable à celle de ceux sus­ci­tés par le meurtre lui-même).

C’est ain­si que la concep­tua­li­té, en par­tie parce que décré­tée de l’in­té­rieur, rejoint les dis­cours for­ma­li­sa­teurs et indexa­teurs (rap­ports, gloses, exper­tises). Et c’est ain­si que Goldsmith, plein d’une foi dans son geste et dans une dra­ma­tur­gie qui l’ex­cepte (foi résu­mée dans la célé­bra­tion d’une force du décon­texte), se voit confir­mé dans son rôle de clerc.

  1. Le rap­port d’au­top­sie est libre d’ac­cès (pdf, 6 pages, 15,7Mo)
  2. Une der­nière retouche, concer­nant l’a­gen­ce­ment, n’est pas men­tion­née par l’au­teur dans ce mes­sage : la des­crip­tion des par­ties géni­tales de M. Brown a été dépla­cée en toute fin de texte, comme la sou­li­gnant de fait et cou­ron­nant l’en­semble du texte, ce qui ne peut sus­ci­ter un simple com­men­taire mais appelle pro­ba­ble­ment un expo­sé long-comme-ma-bite sur les per­cep­tions et repré­sen­ta­tions du « corps noir ».
  3. L.L. de Mars, dans Synoptikon II – dérive du lit­té­ral (Pré Carré 3), et à pro­pos de tout autre chose, fait la dif­fé­rence entre la lit­té­ra­li­té sou­mise à sa cause énon­cée (« elle traque une fidé­li­té à sa cause — par une har­mo­nique for­melle, une équi­for­mi­té déjà bien pro­blé­ma­tique — qui garan­ti­rait la forme idéa­le­ment sans reste sus­cep­tible de ren­voyer aux condi­tions de sa réa­li­sa­tion, et auto­ri­sant le même ordre des com­men­taires, des inter­pré­ta­tions, des pro­po­si­tions. On peut déjà s’interroger sur le sens d’une forme pro­gram­ma­ti­que­ment moti­vée par sa dis­pa­ri­tion même… ») et la lit­té­ra­li­té qui abo­lit le sup­po­sé rap­port, pri­mor­dial, cau­sal de l’énoncé sur la repré­sen­ta­tion (« c’est dans la mor­sure imper­cep­tible d’un corps sur l’autre que l’énoncé et l’image qui en rend compte font de la lit­té­ra­li­té une rela­tion réci­proque. »). Le texte de Goldsmith appar­tient à la pre­mière caté­go­rie ; ce n’est qu’une image – infi­ni­ment expres­sive – de son propre condi­tion­ne­ment. L’ambition, celle d’une désub­jec­ti­va­tion des modes de repré­sen­ta­tion, est non seule­ment man­quée mais contre­dite par une décla­ra­tion de lit­té­ra­li­té qui ignore le biais cultu­rel par lequel elle paie son tri­but à l’é­non­cé de réfé­rence. Autrement dit, sa pro­cé­dure n’ac­com­plit pas un décon­texte radi­cal, elle pro­duit un recon­texte spec­ta­cu­la­ri­sant.

DU MAÏS TCHÈQUE (ori­gi­nal : Dümaïçtschek)
Durée : 20 sec
Production : Les Films Vus En Rêves (décembre 2014, Berlin)
#LFVER001

/// Synopsis
Au début du film, l’Histoire, père de famille de 50 ans, explique à ses enfants, pères de famille de 8 et 14 ans, la tota­li­té de l’ère post­co­lo­niale avec des rou­leaux de pq roses et verts balan­cés dans une petite pièce oblongue dont on s’a­per­ce­vra qu’il s’a­gis­sait des gogues. Une fable sur la mon­dia­li­sa­tion.

/// Extraits :
– « regarde, du maïs tchèque »
– « du blé blond polan­dais »
– « PAPA ! PAPA ! »
– « de la mala­ria dans la douche »
– « allez, ça suf­fit, enfile ta métham­phé­ta­mine »
– « france, qu’as-tu donc etc. »

My typi­cal steak mari­nade that I crea­ted est le titre de l’im­pro­vi­sa­tion don­née à Marseille le 11 octobre der­nier, à ActOral. C’est un truc tra­vaillé lors d’heures péram­bu­la­toires-réjouis­santes inti­tu­lées Going to the beach for culture, dont nous publie­rons bien­tôt ou un jour ou peut-être pas les minutes.

La phrase My typi­cal steak mari­nade that I crea­ted est un men­tisme né lors de ces péram­bu­la­tions. Il est issu d’un com­men­taire spam­meur qui vante une recette de mari­nade pour steak sup­po­sé­ment unique :

I had bought some prime rib steaks and wan­ted a good recipe, some­thing other than my typi­cal steak mari­nade that I crea­ted.1

L’espèce de redon­dance égo­trip­pée de my steak mari­nade that I crea­ted, et son asso­cia­tion avec l’ad­jec­tif typi­cal, un adjec­tif éva­lua­tif nor­ma­le­ment réser­vé à un juge exté­rieur, le fait que la typi­ci­té soit décré­tée de l’in­té­rieur, uni­la­té­ra­le­ment, for­mel­le­ment pro­cla­mée, comme sur un dépliant tou­ris­tique, ce décret de vibrante sin­gu­la­ri­té fit pour nous de l’expression steak mari­nade le mème conden­sa­teur de la bana­li­té et de la typi­ci­té, le schème com­mun actua­li­sé de la sin­gu­la­ri­té contem­po­raine (publi­ci­taire, sou­cieuse de son effet).

  1. J’avais ache­té des entre­côtes de bœuf et cher­chais une bonne recette, autre chose que ma mari­nade pour steak typique que j’ai créée.

DÉPRIM
Département d’Étude&Évaluation des Procédures de Raréfaction des Insuccès du Matin

Objet : compte-ren­du de la mati­née du lun­di 6 octobre 

Compte-ren­du
Un indice libi­di­nal éle­vé et une acti­vi­té géni­tale stable s’al­lient à une consis­tance des selles de caté­go­rie 5 pour faire de la mati­née du 6 octobre une réus­site en terme de lun­di, mal­gré une odeur d’u­rines fort âcre qui semble indi­quer un début de geinte hépa­tique. Un bijou d’han­go­vère com­mu­nique la féli­ci­té, mais rai­son­na­ble­ment. Avant-douche pro­duc­tif : lec­ture, tra­duc­tion, beau­coup d’ac­quies­ce­ment, consul­ta­tion des sta­tis­tiques du blog (encore beau­coup – trop ? – de Chinois per­dus). Absence notable de ron­chon (les news lassent oppor­tu­né­ment) mais « vive » « émo­tion de l’âme » sur (l’é­chelle de) l’âme au constat que la nuit du 5 au 6 n’a pas suf­fi, mal­gré des rêves enga­geants, à mater l’infor­thune. Côté corps, des pro­blèmes urti­cants hâtent la douche. Après-douche consa­cré à la rédac­tion de la pré­sente. Note pros­pec­tive : si le déli­cat virage du repas est bien négo­cié, les pré­vi­sions concer­nant l’en­tiè­re­té du seg­ment [lun­di 6 octobre 2014] pour­raient être revues à la hausse.

Note de la mati­née 6 /10 (note moyenne des lun­dis : 1)

Détail du barème
Intensité émo­tion­nelle : basse.
Dominante âme : indif­fé­rence conqué­rante.
Dominante fait : gaule pas piquée des han­ne­tons.
Composition émo­ti­cône : ?,-_()

Note du compte-ren­du 5/10
Ce pre­mier com­mu­ni­qué du DEPRIM est trop peu soi­gné pour espé­rer dépas­ser la moyenne. En plus en tant que pre­mier com­mu­ni­qué son rôle est de déter­mi­ner une moyenne donc voi­là. À l’a­ve­nir, on gagne­ra à cen­su­rer ce ton par trop imi­ta­tif des bul­le­tins météos. En revanche, on ne peut que saluer la cri­tique d’une concep­tion pro­ces­suelle du gei­gne­ment et du ron­chon­ne­ment qui s’ex­prime dans l’emploi des déver­baux « geinte » et « ron­chon ».

Temps de pré­pa­ra­tion (pour une per­sonne ou moins)
20 (vingt) minutes d’heure envi­ron

Appréciation géné­rale
Encore un beau tra­vail de mufle.
« Internet. »