Le mot, dès qu’il signifie une émotion, la fait passer pour identique à l’émotion éprouvée, qui n’est forte qu’au moment où il n’y avait pas de mot. L’émotion signifiée, plus faible que l’émotion insignifiante.
Ainsi, à chaque fois qu’intervient la désignation communicative dans un échange de paroles avec les autres (sujets), il y a décalage entre ce qui a été éprouvé et ce qui a été exprimé.
Cette expérience détermine sciemment tout rapport de Nietzsche avec son entourage : ses amis ne réfléchissent pas sur la genèse émotionnelle d’une pensée. Et quand Nietzsche les invite à penser avec lui, c’est à sentir d’abord, donc à sa propre émotion préalable, qu’il les convie.
Mais ce décalage de la désignation et de l’émotion désignée, dans la constitution du sens (de l’émotion) — donc ce mouvement du mot vers l’émotion et de celle-ci au choix du mot — donc l’expression en elle-même émotion — tout ceci n’importe que relativement à un suppôt exerçant cette opération, ne se maintenant dans sa continuité que dans cet aller-venir — et l’exerçant tant par rapport à soi que par rapport à autrui. Nietzsche ne cesse de se préoccuper de ce phénomène, sous-jacent à son contact avec les individus plus ou moins proches de son entourage : le suppôt se défait et se reforme selon la réceptivité des autres suppôts — suppôts de la compréhension : celle-ci par ses fluctuations ne va pas sans modifier le système de désignation : dès que cesse le besoin de désigner l’émotion aux autres (susceptibles de l’éprouver), l’émotion ne se désigne plus que par elle-même — dans le suppôt : ou bien par un code de désignation dès qu’elle est pensée comme désignable, code dont dépend le suppôt — ou bien par des états indésignables donc comme de l’indésignable : hausse ou chute (euphorie — dépression) où le suppôt se défait et se reforme contradictoirement : car il disparaît dans l’euphorie et se reforme dans la dépression comme n’étant suppôt que par absence ou incapacité d’euphorie.
Les conséquences qu’il a tirées pour lui-même de situations semblables se forment selon le schème d’arguments suivants : d’abord que ce sont nos besoins qui interprètent le monde : chaque impulsion, sorte de besoin de dominer, a sa propre perspective qu’elle n’a de cesse d’imposer aux autres impulsions ; que de cette pluralité de perspectives il résulte non seulement que tout n’est jamais qu’interprétations, mais que le sujet lui-même qui interprète en est une. De là que l’intelligibilité de tout ce qui se peut seulement penser (à savoir que nous ne formons aucune pensée si ce n’est par astreinte aux règles du langage institutionnel) découle de la morale grégaire de la véracité — en ce sens que le principe de véracité à lui seul en est un grégaire : « Tu dois être reconnaissable, exprimer ton intimité par des signes précis et constants — autrement tu seras dangereux ; et si tu es méchant, la faculté de te dissimuler sera ce qu’il y a de pire pour le troupeau ; nous méprisons l’être secret, inconnaissable. — Par conséquent, l’exigence de véracité présuppose la connaissabilité et la persistance de la personne. »
18 06 17