18 06 17

Le mot, dès qu’il signi­fie une émo­tion, la fait pas­ser pour iden­tique à l’émotion éprou­vée, qui n’est forte qu’au moment où il n’y avait pas de mot. L’émotion signi­fiée, plus faible que l’émotion insi­gni­fiante.
Ainsi, à chaque fois qu’intervient la dési­gna­tion com­mu­ni­ca­tive dans un échange de paroles avec les autres (sujets), il y a déca­lage entre ce qui a été éprou­vé et ce qui a été expri­mé.
Cette expé­rience déter­mine sciem­ment tout rap­port de Nietzsche avec son entou­rage : ses amis ne réflé­chissent pas sur la genèse émo­tion­nelle d’une pen­sée. Et quand Nietzsche les invite à pen­ser avec lui, c’est à sen­tir d’abord, donc à sa propre émo­tion préa­lable, qu’il les convie.
Mais ce déca­lage de la dési­gna­tion et de l’émotion dési­gnée, dans la consti­tu­tion du sens (de l’émotion) — donc ce mou­ve­ment du mot vers l’émotion et de celle-ci au choix du mot — donc l’expression en elle-même émo­tion — tout ceci n’importe que rela­ti­ve­ment à un sup­pôt exer­çant cette opé­ra­tion, ne se main­te­nant dans sa conti­nui­té que dans cet aller-venir — et l’exerçant tant par rap­port à soi que par rap­port à autrui. Nietzsche ne cesse de se pré­oc­cu­per de ce phé­no­mène, sous-jacent à son contact avec les indi­vi­dus plus ou moins proches de son entou­rage : le sup­pôt se défait et se reforme selon la récep­ti­vi­té des autres sup­pôts — sup­pôts de la com­pré­hen­sion : celle-ci par ses fluc­tua­tions ne va pas sans modi­fier le sys­tème de dési­gna­tion : dès que cesse le besoin de dési­gner l’émotion aux autres (sus­cep­tibles de l’éprouver), l’émotion ne se désigne plus que par elle-même — dans le sup­pôt : ou bien par un code de dési­gna­tion dès qu’elle est pen­sée comme dési­gnable, code dont dépend le sup­pôt — ou bien par des états indé­si­gnables donc comme de l’indésignable : hausse ou chute (eupho­rie — dépres­sion) où le sup­pôt se défait et se reforme contra­dic­toi­re­ment : car il dis­pa­raît dans l’euphorie et se reforme dans la dépres­sion comme n’étant sup­pôt que par absence ou inca­pa­ci­té d’euphorie.
Les consé­quences qu’il a tirées pour lui-même de situa­tions sem­blables se forment selon le schème d’arguments sui­vants : d’abord que ce sont nos besoins qui inter­prètent le monde : chaque impul­sion, sorte de besoin de domi­ner, a sa propre pers­pec­tive qu’elle n’a de cesse d’imposer aux autres impul­sions ; que de cette plu­ra­li­té de pers­pec­tives il résulte non seule­ment que tout n’est jamais qu’interprétations, mais que le sujet lui-même qui inter­prète en est une. De là que l’intelligibilité de tout ce qui se peut seule­ment pen­ser (à savoir que nous ne for­mons aucune pen­sée si ce n’est par astreinte aux règles du lan­gage ins­ti­tu­tion­nel) découle de la morale gré­gaire de la véra­ci­té — en ce sens que le prin­cipe de véra­ci­té à lui seul en est un gré­gaire : « Tu dois être recon­nais­sable, expri­mer ton inti­mi­té par des signes pré­cis et constants — autre­ment tu seras dan­ge­reux ; et si tu es méchant, la facul­té de te dis­si­mu­ler sera ce qu’il y a de pire pour le trou­peau ; nous mépri­sons l’être secret, incon­nais­sable. — Par consé­quent, l’exigence de véra­ci­té pré­sup­pose la connais­sa­bi­li­té et la per­sis­tance de la per­sonne. »

Nietzsche et le cercle vicieux
Mercure de France 1969
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