19 01 16

Ashbery, Trois poèmes

Lorsque nous sommes dans nos trente ans les choses ordi­naires – un caillou, un verre d’eau – prennent un lustre très expres­sif. On veut en savoir davan­tage à leur sujet et, à notre tour, on se retrouve vécu par ces choses. Les jeunes pour­raient ne pas envier ce genre de situa­tion, et peut-être à juste titre, seule­ment voi­là, s’intercalant entre les pages de souf­france et les pages d’indifférence à cette souf­france, il existe main­te­nant un espace pris­ma­tique que l’on ne peut pas voir, que l’on ne peut que sen­tir, qui est comme la consé­quence d’une angu­laire ayant dû per­du­rer depuis des temps immé­mo­riaux et qui, seule­ment aujourd’hui arrive à faire éprou­ver sa pré­sence à tra­vers les brumes de l’acceptation impuis­sante de tout le reste, tout ce reste pro­je­té dans le morne espace de nos jours. On en est conscients comme on le serait d’un champ ouvert de pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives. Mais pas dans le sens édi­fiant des contes du pas­sé aux­quels nous sommes mal­gré tout liés, plu­tôt dans le sens d’histoires qui ne nous parlent que de nous-mêmes, et tant et si bien que l’on se rend compte alors qu’entre moi s’est peu à peu réduit, s’est même main­te­nant éva­noui dans la lumière de la pure spé­cu­la­tion. Col rele­vé, vous voi­là plus léger que l’air. Le fais­ceau de nerfs récep­tifs bour­donne bien de nou­veau, il a été au fond à peine endom­ma­gé : il reçoit de l’extérieur des éma­na­tions cou­leur du temps et il ren­voie des mes­sages très denses, très pré­ci­sé­ment for­mu­lés. Il y a de la place pour se mou­voir, c’est tout ce qui importe. La dou­leur qui drai­nait le sang de vos joues lorsque vous étiez jeune, et qui vous avait trans­for­mé en une sorte de spectre livide avant l’heure, cette souf­france s’est muée en une source d’énergie peu­plant ce nou­veau monde de per­cep­tions émer­veillées.