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Comparée aux siècles chré­tiens ou mar­xistes, l’Antiquité a sou­vent un air vol­tai­rien ; deux augures ne peuvent se ren­con­trer sans sou­rire l’un de l’autre, écrit Cicéron […] Ce qui pose un pro­blème géné­ral. Tels les Dorzé qui estiment à la fois que le léo­pard jeûne et qu’il faut se gar­der de lui tous les jours, les Grecs croient et ne croient pas à leurs mythes ; ils y croient, mais ils s’en servent et ils cessent d’y croire là où ils n’y ont plus inté­rêt ; il faut ajou­ter, à leur décharge, que leur mau­vaise foi rési­dait plu­tôt dans la croyance que dans l’u­ti­li­sa­tion inté­res­sée : le mythe n’é­tait plus qu’une super­sti­tion de demi-let­trés, que les doctes révo­quaient en doute. La coexis­tence en une même tête de véri­tés contra­dic­toires n’en est pas moins un fait uni­ver­sel. Le sor­cier de Lévi-Strauss croit à sa magie et la mani­pule cyni­que­ment, le magi­cien selon Bergson ne recourt à la magie que là où il n’existe pas de recettes tech­niques assu­rées, les Grecs inter­rogent la Pythie et savent qu’il arrive à cette pro­phé­tesse de faire de la pro­pa­gande pour la Perse ou la Macédoine, les Romains truquent leur reli­gion d’État à des fins poli­tiques, jettent à l’eau les pou­lets sacrés s’ils ne pré­disent pas ce qu’il fau­drait, et tous les peuples donnent un coup de pouce à leurs oracles ou à leurs indices sta­tis­tiques pour se faire confir­mer ce qu’ils dési­rent croire. Aide-toi, le ciel t’ai­de­ra ; le Paradis, mais le plus tard pos­sible. Comment ne serait-on pas ten­té de par­ler ici d’i­déo­lo­gie ?
[…] L’idéologie est un ter­tium quid à côté de la véri­té et des pannes inévi­tables et aléa­toires de la véri­té que sont les erreurs ; c’est une erreur constante et orien­tée.
[…] La notion d’i­déo­lo­gie est une ten­ta­tive louable et man­quée pour parer à la légende d’une connais­sance dés­in­té­res­sée, aux termes de laquelle il exis­te­rait une lumière natu­relle qui serait une facul­té auto­nome, dif­fé­rente des inté­rêts de la vie pra­tique. Cette ten­ta­tive abou­tit mal­heu­reu­se­ment à une cote mal taillée : l’i­déo­lo­gie mêle deux concep­tions incon­ci­liables de la connais­sance, celle du reflet et celle de l’o­pé­ra­tion. Peu frap­pante à pre­mière vue, cette contra­dic­tion est rédhi­bi­toire, si l’on y réflé­chit un ins­tant : la connais­sance ne peut pas être tan­tôt cor­recte et tan­tôt biai­sée ; si des forces telles que l’in­té­rêt de classe ou le pou­voir la dévient quand elle est fausse, alors les mêmes forces opèrent aus­si quand elle dit vrai : elle est le pro­duit de ces forces, elle n’est pas le reflet de son objet.
Mieux vau­drait recon­naître que toute connais­sance est inté­res­sée et que véri­tés et inté­rêts sont deux mots dif­fé­rents pour une même chose, car la pra­tique pense ce qu’elle fait.

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Seuil 1983
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